L'Attracteur     No. 5     Automne 1997 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203


La physique et l’avenir

Les relations entre le monde de la physique et celui de l’industrie vivent actuellement une période de changements profonds. De la simple curiosité qui poussait les chercheurs à faire des expériences diverses aux lois de la compétitivité qui forcent les industries à faire des nouvelles découvertes selon un échéancier bien précis, il y a un monde.

Depuis le milieu du XIXe siècle, la grande majorité des inventions qui ont bouleversé nos vies sont des applications directes de découvertes importantes faites par des physiciens :« […] le travail fait par les humains et les animaux a été remplacé par les moteurs […], les lois de l'électricité; et de l'électromagnétisme ont produit les systèmes téléphoniques et de télécommunications, rapetissant le monde instantanément […] les semi-conducteurs ont introduit une nouvelle révolution sociale avec les ordinateurs, remplaçant la part ennuyeuse de l’activité cérébrale et libérant une quantité incroyable de temps pour des activités plus constructives.»

Ceci se faisait dans un contexte où la science pouvait se développer à un rythme effréné sans rencontrer d’obstacle : «Quelle que soit la mesure utilisée pour mesurer la vitesse de croissance de la science […], on obtient le même résultat : la science croît de manière exponentielle et double à tous les 12 ans. » L’industrie n’arrivait simplement pas à développer assez rapidement les technologies pour appliquer les découvertes faites par les physiciens.

Mais les choses ont changé. Depuis les années 60, on observe un ralentissement marqué des découvertes fondamentales qui pourraient changer notre société aussi radicalement que l’ont fait les ordinateurs ou le moteur à combustion, par exemple. Selon le docteur Morell Cohen, physicien chez Exxon Research & Engineering Company, une des causes principales serait la quantité limitée de ressources économiques disponibles à consacrer au développement de la science : « La science ne pouvait pas continuer à se développer deux fois plus rapidement que la technologie et trois fois plus que l’économie globale. Il est un point où elle se doit d’entrer en équilibre dynamique avec la technologie et l’économie. Une fois que la science s’est développée à un point tel que ses coûts d’avancement deviennent comparables aux autres investissements […], elle entre dans le processus normal de compétition pour le financement de ses activités et devient assujettie à des critères de sélection qui n’ont aucun rapport avec la science elle-même. » C’est aussi ce que croyait monsieur D. J. Price, professeur d’histoire des sciences à l’Université Yale avant sa mort. Selon lui, la croissance de la technologie avancée double environ en 24 ans, tandis que celle de l’économie globale double tous les 36 ans. Dans ce contexte, les dirigeants industriels considèrent maintenant la recherche comme étant un élément de développement de leur entreprise au même titre que n’importe quelle autre considération économique. Cela a pour effet d’orienter la recherche en industrie principalement vers le court terme en réduisant les efforts investis dans la recherche fondamentale qui donne des résultats à moyen ou long terme. Aux États-Unis, un sondage a révélé que seulement 21 % des investissements faits en recherche et développement sont orientés vers le long terme. En plus de cela, les investissements faits dans la recherche en industrie, tous échéanciers confondus, plafonnent chez les industriels et diminue chez le gouvernement.

Croissance comparative de la science,des technologies et de l'économie mondiale Il faut donc complètement repenser la façon dont nous voyons le développement de la science. Les dirigeants industriels doivent comprendre que la recherche fondamentale est indispensable au développement de leur entreprise. M.H. Cohen résume bien la situation : « [la recherche fondamentale] est habituellement trop générale pour obtenir des brevets ou pour devenir une propriété intellectuelle. Sa raison d’être est de développer le savoir de base à partir duquel la propriété intellectuelle de compagnies particulières peut émerger ». Cette prise de conscience est essentielle aussi bien scientifiquement qu’économiquement. À long terme, les retombées économiques annuelles d’une recherche fondamentale soutenue se situent autour de 30 % des sommes globales investies en recherche par l’ensemble de cette nation. Ce fait est démontré au Japon et en Allemagne, deux pays dont l’économie est plus prospère que n’importe où en Amérique. La proportion de projets de recherche à long terme pour ces États est respectivement de 47 % et de 61 %. Il est crucial de bien comprendre ce phénomène si l’on veut prendre des décisions éclairées en matière de recherche scientifique.

Il est aussi important pour les chercheurs académiques de se rendre compte que les problèmes rencontrés par les industriels dans la production de nouveaux produits soulèvent des questions très intéressantes sur le plan de la recherche fondamentale. Prenons pour exemple la pulvérisation des matériaux. C’est une opération des plus courantes en industrie, mais le processus n’a jamais été étudié en profondeur. Chaque entreprise doit faire un schéma particulier pour maximiser le rendement de chaque pulvérisateur. Une théorie générale de la pulvérisation des matériaux ferait économiser des sommes considérables au secteur industriel en entier.

Il faut absolument encourager et développer la coopération entre les pôles industriel et fondamental de la recherche. Les chercheurs académiques doivent continuer à faire de la recherche fondamentale, mais en tenant compte des besoins réels de l’industrie et en orientant leurs travaux en fonctions de ces besoins. De leur côté, les laboratoires industriels, sans se lancer à fond de train dans la recherche fondamentale, devraient mettre à la disposition des chercheurs fondamentaux le plus de ressources possible afin qu’ils arrivent rapidement à des résultats concrets et profitables à leur entreprise. C’est exactement ce que constate M. H. Cohen : « […] si les laboratoires industriels ne participent pas activement à la recherche fondamentale, en laissant entièrement la responsabilité aux laboratoires universitaires et gouvernementaux, leurs compagnies ne pourront pas constater rapidement les possibilités novatrices amenées par cette recherche, ni ne seront capables de l’influencer pour qu’elle prenne une tournure favorable aux intérêts de leur entreprise. »

De plus, une recherche efficace sur des sujets aussi complexes que la rhéologie, les adhésifs ou encore les nanotechnologies nécessite obligatoirement des échanges interdisciplinaires. Ces échanges sont généralement plus faciles dans un milieu industriel où les unités de recherche sont construites plus sur des bases fonctionnelles que disciplinaires. Il y a cependant peu d’institutions ou d’entreprises qui possèdent tout le matériel et les compétences nécessaires afin de mener une recherche optimale. La collaboration entre les institutions devient donc nécessaire si l’on veut des résultats.

Afin de développer la physique de manière constructive, il faut encourager et développer les relations entre les laboratoires académiques et les laboratoires privés. Chacun doit continuer à faire de la recherche dans son propre domaine. Les uns comme les autres doivent se rendre compte que la relation physique/industrie est un processus d’avancement bilatéral auquel les deux partis gagneraient à collaborer. Comme l’a magnifiquement dit Y. Farge : « Chaque génération doit inventer son avenir. La recherche fait partie intégrante de ce processus. L’avenir est le même pour tous. Il doit être inventé par des gens qui collaborent étroitement les uns avec les autres. Une bonne interaction entre la physique et l’industrie contribuera, à son niveau, à l’invention de notre avenir. »



a Loïc Franchomme-Fossé