L'Attracteur     No. 5     Automne 1997 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203


Des physiciens préparent l’Amérique de demain

Aux États-Unis, on commence à comprendre que la recherche à long terme peut être payante et efficace. Délaissant la tendance qui pousse les entreprises à investir surtout dans des recherches ponctuelles afin de dégager des profits immédiats, les trois grands acteurs de l’industrie automobile américaine, Ford, Chrysler et General Motors, en collaboration avec le gouvernement fédéral américain, ont mis sur pied en 1993, le projet de Partenariat pour une Nouvelle Génération de Véhicules (PNGV). Ce projet, la plus importante collaboration entre le secteur industriel et le gouvernement américain depuis le programme spatial des années 60, regroupe plusieurs centaines de physiciens, d’ingénieurs et de techniciens qui travaillent tous pour un seul et même but : d’ici l’an 2005, développer, produire et commercialiser à des prix compétitifs des véhicules de haute performance avec une consommation d’énergie trois fois moins élevée que les véhicules actuels.

Un défi de taille attend les physiciens du PNGV : développer un véhicule dont la consommation d’énergie sera trois fois moins élevée que celle des véhicules actuels.

Les trois principaux responsables du PNGV sont eux-mêmes physiciens de formation. Ces chefs de file du programme, en plus de coordonner le travail d’une multitude d’équipes de recherche et de développement, ont dû déterminer les secteurs technologiques dans lesquels des percées importantes doivent être réalisées pour pouvoir atteindre les objectifs fixés. Ces domaines comprennent principalement la conversion d’énergie, les nouveaux dispositifs d’emmagasinage d’énergie et le développement de matériaux ultra légers.

Les matériaux entrant dans la composition d’un véhicule sont particulièrement importants lorsqu’on considère la consommation d’énergie. Une réduction de la masse de 10 % se traduit en une économie de carburant d’environ 6 à 8 %. Les physiciens doivent trouver une manière de réduire la masse totale du véhicule d’environ 40 % sans affecter le confort et la sécurité des passagers ainsi que les performances et la résistance de la voiture. Ils se tournent donc vers l’étude de matériaux tels que l’aluminium, le titane ou encore le magnésium, qui sont tous des métaux très légers. Les composites à base de polymères ainsi que les méthodes d’adhésion font aussi l’objet d’études intensives. Mais, bien qu’offrant des réponses aux questions de masse du véhicule, ces nouvelles percées posent des problèmes au niveau du coût de revient et de la production de masse. C’est ici que les ingénieurs entrent en jeu en développant des techniques de moulage et de séchage rapide, des composites qui pourront être utilisées dans les chaînes de production à grande échelle.
Des problèmes se posent également au niveau de l’efficacité énergétique des moteurs. Les moteurs conventionnels à quatre temps à injection directe ont une efficacité thermique d’environ 23 %. Il faudrait arriver à une efficacité minimum de 55 % pour atteindre les objectifs du PNGV qui sont de trois litres d’essence aux cent kilomètres. Les chercheurs étudient aussi les moteurs diesels ainsi que les turbines au gaz naturel. Mais l’un comme l’autre amène des problèmes. Les diesels ont un taux d’émission d’oxyde d’azote très élevé et il faudrait trouver des nouveaux systèmes de recirculation et de traitement des gaz. Les turbines au gaz naturel, elles, posent des problèmes reliés à leur haute température de fonctionnement, la récupération de la chaleur perdue lors du fonctionnement de la turbine ainsi qu’à la friction et à l’usure des pièces. Les physiciens affectés à cette partie des recherches étudient un système d’interface à basse friction et à usure réduite entre le cœur et les joints de la turbine, des élastomères qui demeurent malléables et fonctionnels au-dessus des 350° C et des matériaux graphites qui supportent des températures de plus de 650° C.
La Dodge Intrepid ESX, un prototype présenté en 1996 par le PNGV à l'American International Auto Show de Détroit est construite en aliminium et pese près de 300 kg de moins que les véhicules actuels. Un moteur diésel monté sur un alternateur fournit, via batteries, l'énergie aux moteurs électriques des roues
Afin de réduire les pertes d’énergie, les chercheurs doivent trouver des systèmes d’emmagasinage d’énergie pour pouvoir réutiliser l’énergie dissipée lors des freinages, décélérations et moments d’attentes. Les systèmes existants peuvent emmagasiner l’énergie perdue et la réutiliser, mais ils sont tous soit trop coûteux, trop lourds ou trop encombrants. On essaye donc, au PNGV, de développer des batteries bipolaires (entre autres au bisulfure lithium/fer) à haut rendement, des matériaux sophistiqués pour augmenter la densité du stockage d’énergie des supercondensateurs ainsi que l’efficacité générale des systèmes électriques des véhicules (servo-direction sur demande, suspension active, compresseurs à vitesse variable pour l’air climatisé 5_).
Cette entreprise demande une mobilisation considérable de ressources humaines, technologiques et financières. Le congrès américain attribue au PNGV un budget annuel de 385 M$. Dès le début 1998 cependant, le financement du PNGV sera restreint aux champs de recherche que l’on considérera aptes à rencontrer l’échéancier du programme afin de se concentrer sur les voies les plus prometteuses et les plus viables. Toutefois, les autres recherches entreprises ne seront pas délaissées pour autant. De la recherche fondamentale mais moins intensive sera poursuivie sur les technologies qui ont besoin d’une plus longue période de développement. Aux États-Unis, par exemple, les nouvelles technologies et le savoir développés au cours du programme spatial ont rapporté plus de 100 milliards de dollars en retombées économiques diverses au gouvernement américain depuis les années 70. Les enjeux économiques sont encore plus élevés cette fois-ci, puisque l’industrie automobile est une des industries les plus répandues et les plus lucratives au monde.
En plus d’être fortement intéressant au point de vue des nouvelles technologies développées, le Programme pour une Nouvelle Génération de Véhicules met en évidence la dynamique moderne de la recherche fondamentale dans notre société. Ford, Chrysler et General Motors n’ont pas attendu que de nouvelles découvertes se fassent pour en chercher les applications possibles. Ils ont plutôt déterminé les technologies dont ils avaient besoin et ont ensuite fait appel aux chercheurs qualifiés afin de développer ces domaines précis selon un échéancier bien établi. Bien que l’argent ne décide pas de tout et que l’on continue à subventionner quand même les recherches moins productives, nous voyons bien, maintenant plus que jamais, que le développement des sciences est étroitement lié aux intérêts économiques de ceux qui la financent.
La Ford Synergy 2010, un prototype présenté en 1996 par le PNGV à l'American International Auto Show à Détroit, est 30% moins lourde que les véhicules actuels. De plus, des roues d'inertie montées à l'avant récupèrent l'énergie perdue lors de décéleration pour le renvoyer vers le moteur

a Loïc Franchomme-Fossé