L'Attracteur     No. 6     Automne 1998 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203


La physique des granules
Ou pourquoi les physiciens jouent-ils encore dans le sable?

Pourquoi ne reste-t-il que des miettes dans le fonds de ma boîte de céréales?  C'est une question essentielle que tout le monde s'est déjà posée.  Les physiciens ont vu dans cette question tout un champ d'application et de recherche des plus stimulants.  Voulant toujours connaître plus en détail les lois qui régissent notre monde, les spécialistes de la physique granulaire se penchent depuis quelques années sur le comportement des différents granules.

Bien qu'il s'agisse là d'un élément des plus courants dans notre existence quotidienne, les granules et leur comportement n'en demeurent pas moins une énigme pour les physiciens.  Aucun modèle théorique ne peut en ce moment prédire les divers mécanismes qui régissent les matériaux granulaires.

Les physiciens considèrent les granules comme un état particulier de la matière.  Ces ensembles possèdent des caractéristiques qui tiennent à la fois des solides, des liquides et des gaz.

Il faut dire que l'étude de tels matériaux est assez récente.  Jusqu'en 1987, pratiquement aucune étude n'avait été faite dans le domaine.  C'est à cette époque qu'un groupe de recherche de l'Université de Chicago s'est penché sur l'éventualité de la formation d'un équilibre instable dans un système composé d'une multitude d'éléments en interaction.  Pour ce faire, ils ont décidé d'étudier un banal tas de sable, ensemble chaotique s'il en est un.  Ils n'ont pas détecté l'organisation qu'ils cherchaient, mais ont été intrigués par plusieurs comportements de la pile de sable étudiée.

Au fil des années, on a découvert plusieurs caractéristiques étonnantes chez les granules.  L'ensemble de leurs comportements atypiques ont conduit certains physiciens à considérer les ensembles granulaires comme un état particulier de la matière.  En effet, même si les granules pris individuellement sont tous des particules à l'état solide, un ensemble de granules possède des caractéristiques qui tiennent à la fois des solides, des liquides et des gaz, selon la manière dont on excite le système.  Une pile de granules au repos se comporte comme un solide.  Les particules restent au repos même si la force gravitationnelle agit sur chacune des particules individuellement.  Cependant, lorsqu'on le penche suffisamment, l'amoncellement de granules se met à s'écouler.  Mais il ne coule pas comme un liquide ordinaire.  Seulement une couche de surface bouge, le reste des granules ne bouge pas du tout. 

Lorsqu'on secoue des granules dans un silo, le mouvement de convection observé fait penser à celui d'un liquide, mais les différences sont nombreuses.  Contrairement à un liquide, les granules ne se mélangent pas uniformément grâce au mouvement de convection.  Lorsqu'on agite les granules, le mouvement se fait généralement de bas en haut au centre et de haut en bas sur une mince couche près des parois.  Il en résulte un amoncellement au centre.  Cette « colonne » de granules tend à se maintenir constante à des pressions égales ou supérieures à celle de l'atmosphère.  Pour des valeurs inférieures à ce seuil, plus on diminue la pression, moins l'amoncellement central est grand et si on diminue suffisamment la pression, le mouvement de convection s'arrête, même si on continue à agiter le silo.  De plus, contrairement aux liquides, la pression appliquée sur les granules n'augmente pas indéfiniment en fonction de la profondeur où ils se trouvent.  Les granules se solidarisent et s'accrochent aux parois avec pour résultat que la pression atteint un maximum indépendant de la profondeur.  Les granules ont aussi tendance à se séparer selon leur taille (effet Corn Flakes) et non selon leur densité.  Les grosses particules remontent à la surface mais ne peuvent pas redescendre, car l'espace entre les petites particules du fond n'est pas suffisamment grand pour leur laisser une place de passage. 

Configuration typique d'une multitude de collisions inélastiques.  Il est intéressant de noter la ressemblance entre ces structures et certaines observées dans l'espace.
Représentation d'une configuration typique d'une multitude de collisions
Courtoisie de I. Goldhirsch de l'Université de Tel-Aviv et
de l'American Physical Society

Nous pourrions aussi voir les granules comme étant des gaz, les deux systèmes se composant de particules distinctes dont les forces de cohésion sont négligeables.  Toutefois, contrairement aux gaz, les interactions granulaires sont totalement inélastiques ce qui entraîne une perte d'énergie à chaque collision.  Un système granulaire en état d'excitation retombera donc presque instantanément au repos lorsqu'on arrête de lui fournir de l'énergie.  En fait, tous les comportements fluides des granules sont des effets purement dynamiques, une réponse hautement non linéaire à la transition de leur état dit solide.

Un autre aspect intéressant des matériaux granulaires est leur tendance à s'agglutiner en réponse à l'augmentation de l'énergie thermique.  Contrairement aux autres matériaux chauffés, les granules ne forment pas des amas de matière informe.  Ils ont plutôt tendance à former de longues chaînes de granules.  Les phénomènes qui entraînent la formation de tels arrangements sont encore mal connus de physiciens.  Mais ces chaînes font fortement penser à certaines structures que les astronomes observent lorsqu'ils scrutent le ciel.  Qualitativement, ces chaînes sont semblables aux cartes de densité de l'univers.  Heinrich Jaeger, un des pionniers dans le domaine granulaire évoque la possibilité que « les murs géants et les filaments de galaxies que nous voyons au loin dans l'univers ne se seraient peut-être pas simplement formés par des interactions gravitationnelles, mais aussi par un procédé aléatoire semblable à celui observé chez les matériaux granulaires. »

L'étude du comportement des granules est un domaine qui a toutes les caractéristiques pour satisfaire les physiciens.  Il s'agit d'un domaine d'étude virtuellement vierge où tout reste à découvrir.  Malgré leur apparente simplicité, les comportements hautement complexes et non linéaires de ces matériaux attendent toujours des lois et un cadre théorique général qui pourraient décrire les interactions granulaires.  De quoi éveiller la curiosité de n'importe quel physicien bien portant.  Ce champ est, de plus, d'une importance capitale pour tout un domaine de l'industrie.  Un très grand nombre d'entreprises pourraient augmenter substantiellement leur productivité si les mécanismes qui régissent le déplacement et le mélange des granules étaient mieux connus.  Plusieurs installations industrielles voient leur capacité de production diminuer grandement à cause des problèmes rencontrés lors du déplacement de matériaux granulaires.  L'industrie pharmaceutique, pour ne nommer que celle-ci, pourrait certainement bénéficier d'un cadre théorique général du mélange de poudre fine, au lieu d'analyser cas par cas chaque nouvelle situation rencontrée.  Finalement, les schémas auxquels semblent répondre les matériaux granulaires pourraient éventuellement fournir un cadre pour approfondir notre connaissance de plusieurs systèmes complexes qui se comportent de manière analogue aux matériaux granulaires.  Qui sait, peut-être qu'à force de se demander pourquoi il ne reste que des miettes dans nos céréales, nous comprendrons mieux les mécanismes qui ont participés à la création de l'univers.

a Loïc Franchomme-Fossé


Dernière mise à jour : 13 août 1998
Mise en page par Gilbert Vachon

revue@physique.usherb.ca