L'Attracteur     No. 6     Automne 1998 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203


Grandes ambitions pour le très petit

L'ère des technologies nanoscopiques arrive à grand pas.  Les récents développements dans le monde des fullerènes ainsi que les progrès réalisés dans la production de masse des nanotubes de carbone laissent envisager des applications qui enflamment l'imagination.  Mais attention! Bien que des solutions se présentent, de nouveaux obstacles et de nouvelles questions sans réponse surgissent.

Tout a commencé en 1985 quand les chimistes Harold Kroto et Richard Smalley ont découvert une nouvelle forme de carbone, les fullerènes.  Cette découverte leur a d'ailleurs valu le prix Nobel de chimie en 1996.  Les fullerènes sont des balles composées de 60 atomes de carbone.  Ces molécules ont une forme identique à celle d'un ballon de soccer, soit 60 sommets (les atomes de carbone) et vingt faces pentagonales et hexagonales.  Comme matériaux connus, les fullerènes sont parmi les plus résistants.  Les nanotubes sont en fait des fullerènes formés en longueur plutôt qu'en boule.  Ils ont été découverts en 1991 par Sumio Iijima, un chercheur des laboratoires NEC au Japon.  Iijima a observé que des superstructures allongées de carbone se formaient, lors de l'évaporation de fullerènes, par arc électrique.

Il est essentiel d'avoir une idée de l'ordre de grandeur dont on parle pour aborder l'univers des nanotubes.  Les nanotubes ont un diamètre de l'ordre du nanomètre, c'est-à-dire un milliardième de mètre.  Un nanotube assez long pour faire la distance de la Terre à la Lune ne serait pas plus gros qu'une graine de pavot une fois enroulé sur lui-même. 

Plus résistants, plus légers, à la fois métaux et semi-conducteurs, les nanotubes seront peut-être la porte d'accès à un monde que même l'imagination a de la difficulté à concevoir.

Pour créer des nanotubes, Iijima et les premiers chercheurs se penchant sur la question utilisaient des arcs électriques pour vaporiser du carbone dans une atmosphère d'hélium.  Richard Smalley, prix Nobel de chimie 1996, explique pourquoi les nanotubes se forment dans ces conditions : Bien qu'il existe différentes façons de créer des fullerènes, […]la présence d'un champ électrique lors de la décharge de l'arc semble encourager la formation de longs tubes.  En fait, les nanotubes se forment seulement là où le courant circule, sur l'électrode négative.  Malheureusement, cette technique n'est pas très efficace.  Elle nécessite des températures trop élevées (2000 à 3000 degrés Celsius) et les nanotubes ont tendance à fondre et à s'agglutiner.  En 1992, un groupe de chercheurs de NEC a trouvé une méthode qui permet de réduire la température et d'augmenter l'efficacité de la production de nanotubes.  En ajoutant des métaux de transition sous forme de poudre, ils ont réussi à faire baisser substantiellement la température nécessaire à la formation des tubes.  Les métaux agissent comme catalyseur, changeant les arrangements défavorables du carbone en structures hexagonales qui se lient facilement aux autres atomes, assurant ainsi la croissance en forme tubulaire.  Récemment, des expériences faites à l'aide d'un laser ont permis de réduire la température de formation à 1200oC, permettant de transformer 70 % de la masse initiale de carbone en nanotubes.

Une autre caractéristique particulière des nanotubes est leur extrême résistance aux forces mécaniques.  Il est très difficile d'évaluer quelles torsions, extensions ou compressions les nanotubes sont capables de supporter.  Aucune micro pince ou quelque instrument que ce soit n'est encore capable de saisir les minuscules nanotubes.  Il est donc impossible de vérifier pratiquement quelles forces ils sont capables d'endurer.  Cependant, deux sources d'information peuvent nous donner un aperçu de la robustesse des nanotubes.  Les observations faites sur des nanotubes victimes de torsion lors de leur création ont montré qu'ils ne se brisent pas lorsqu'ils sont soumis à un stress mécanique fort.  Ils se plient, se déplient et changent de configuration selon la force appliquée sur eux, mais ne se brisent pas.  De plus, les calculs théoriques ainsi que les simulations faites par ordinateurs supposent qu'une corde faite d'une multitude de nanotubes (1014 tubes) serait environ cent fois plus résistante que de l'acier avec un poids six fois plus petit.  Généralement, la résistance d'un morceau de n'importe quel matériau n'approche même pas celle prévue par la théorie, explique M. Smalley.  Des petites fissures présentes concentrent le stress mécanique localement.  Quand une tension est appliquée de manière uniforme, les fissures amplifient la force subie, ce qui entraîne l'agrandissement de cette fissure et l'affaiblissement du matériau. Dans une corde de nanotubes cependant, la situation serait totalement différente.  Chaque tube est indépendant des autres.  Même si un nanotube se brise, il n'y a presque aucun effet sur les autres.  La fissure s'arrête d'elle-même et les autres tubes sont aussi résistant qu'avant, ce qui laisse présager une résistance très proche de celle prévue théoriquement. 

Représentation graphique des emplacements des atomes de carbone d'un nanotube.
Schéma illustrant un nanotube
Courtoisie de R. Saito (Tokyo) et
de l'American Institute of Physics

Mais la propriété la plus intéressante d'un nanotube, actuellement, est son caractère à la fois métallique et semi-conducteur.  Dans le graphite, seulement un petite quantité d'électrons peuvent se mouvoir librement, ce qui donne un caractère semi-métallique à la molécule.¯ Dans certaines formes de nanotubes, au contraire, la densité d'électrons mobiles est des dizaines de milliers de fois plus élevée que dans le graphite, ce qui rend sa conductivité égale à celle d'un métal.  Étant donné la dimension très petite dont il est question avec les nanotubes, les règles du jeu sont différentes de celles de notre monde de géants.  Le courant qui passe dans un nanotube n'évolue pas de manière linéaire.  Le mouvement des électrons se fait de manière quantique, ne permettant que certains états, certains niveaux d'énergie bien définis par la configuration de la molécule.  C'est surtout ce comportement semi-conducteur des nanotubes qui est de premier intérêt en ce moment.  En effet, la première utilisation réaliste des nanotubes sera certainement dans le domaine de la micro-informatique.  On voit très bien les nanotubes servir de base à la fabrication de transistors à un seul électron (voir L'Attracteur numéro 3, automne 1996).

Les applications potentielles des nanotubes sont légion.  Leur résistance incroyable et leur légèreté en font des candidats idéaux pour le développement de combinaisons et de vaisseaux spatiaux.  Leur flexibilité permettrait de les employer dans la construction d'édifices résistants aux tremblements de terre.  Dans le monde du plus petit, on pourrait les utiliser comme micropipette, permettant d'injecter des molécules dans des cellules vivantes sans dommage.  Les nanotubes pourraient éventuellement être aussi utilisés comme canons à électrons dans les écrans ultraplats. 

Comme plusieurs découvertes scientifiques, les nanotubes sont apparus alors qu'on ne s'y attendait pas.  Iijima dit lui-même que des nanotubes étaient probablement présents lors des premières expériences faites avec des arcs électriques sur du carbone dans les années 60, mais que la technologie pour les détecter n'était pas encore développée à l'époque.  Puisque, comme on l'a vu plus haut c'est le problème de l'instrumentation qui restreint en ce moment les recherches sur les nanotubes.  Il est impossible de saisir les nanotubes pour les livrer à des expériences mécaniques.  Même les tests électriques sont ardus, les électrodes étant beaucoup trop grosses pour être utilisées de manière efficace.  Quand les techniques d'expérimentation auront été développées, il restera à trouver une façon de produire des nanotubes en quantité industrielle à un coût abordable si on veut un jour pouvoir jouir de leurs bienfaits.  La dernière étape sera de trouver un moyen d'incorporer ces nanotubes dans des systèmes plus gros en développant des interfaces entre les mondes atomique et macroscopique.  Les nanotubes nous ouvrent des horizons intéressants, mais ils ne sont que les premiers maillons de la chaîne beaucoup plus étendue qu'est la nanotechnologie.  Les problèmes rencontrés dans l'étude des nanotubes nous permettront probablement de développer des méthodes efficaces d'utilisation du monde nanoscopique.  Il faut cependant être réaliste : ce n'est pas demain que nous serons en mesure de construire des nano-chirurgiens combattant des virus ou des nano-ouvriers qui construisent et rénovent seuls nos maisons.  Bien que ces idées soient attirantes, il nous reste bien des années avant de les voir se concrétiser ailleurs que dans des récits de science-fiction.

a Loïc Franchomme-Fossé


Dernière mise à jour : 13 août 1998
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