L'Attracteur     No. 6     Automne 1998 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203


La Science a-t-elle un prix?

Il semblerait que les bailleurs de fonds à travers le monde soient en train de se poser la question. Partout on révise, on réoriente et on rationalise les projets de recherche scientifique qui peuvent sembler trop coûteux.

Tout le monde se souvient de la décision du gouvernement fédéral de mettre un terme au projet du Tokamak de Varennes. Cela fut un dur coup porté à la recherche scientifique au Canada, mais nous ne sommes pas les seuls dans cette situation. Chez nos les voisins les plus proches, les États-Unis, ce n'est pas le paradis non plus pour les chercheurs. Bien que la somme globale accordée aux sciences soit augmentée de 2,2 % pour l'année fiscale 1998, il faut regarder de plus près la façon dont les crédits ont été distribués. Une bonne somme d'argent a été débloquée pour financer des projets à grand déploiement. Un milliard de dollars sera alloué à la construction d'un énorme laser pour des projets d'armement et de fusion nucléaire au National Ignition Facility et 450 millions de dollars seront fournis au CERN (Laboratoire Européen pour la Physique des Particules) en collaboration à la construction du Large Hadron Collider. Une hausse de 21 % sera aussi accordée au National Institute of Standards and Technology, qui allouera toute cette augmentation à la promotion des programmes de collaboration entre l'industrie et le gouvernement. Ces programmes ciblent la fabrication et la mise en marché de nouvelles technologies. Mais si beaucoup d'argent est accordé d'un côté, il en reste nécessairement moins pour les autres. Des organismes tels que l'Office of Energy Research et la National Science Fondation, qui se concentrent plus sur la recherche fondamentale, verront leurs budgets diminuer une fois l'effet de l'inflation calculé. En fait, les prévisions en ce qui concerne le financement de la recherche civile par le gouvernement montrent que d'ici l'an 2002 les sommes allouées n'auront augmenté que de 2 %, ce qui équivaudra à une baisse d'environ 8 % si l'inflation se maintient à son niveau actuel.

Les Américains ne sont pas les seuls à réviser leur effort budgétaire dans le domaine scientifique : l'Agence Spatiale Européenne (ASE) vient de prendre la décision de suspendre indéfiniment trois missions spatiales et d'en retarder deux autres pour une période de deux ans. Ces missions, considérées en 1995 comme étant des pierres angulaires du programme spatial européen, ont dû être annulées quand l'agence a appris qu'elle devra faire face à des coupures budgétaires de plus de 3 % par an d'ici l'an 2000. Cependant, l'ASE continuera à développer les technologies nécessaires à ces projets, dont un système de propulsion à ions, au cas où l'on reprendrait ces missions plus tard. En restructurant ses programmes vers des missions moins dispendieuses et plus rapides, l'ASE veux augmenter la flexibilité de ses projets qui risqueraient de stagner à cause des réductions de leur budget. L'agence compte aussi sur une collaboration avec la NASA afin de mettre en commun leurs ressources financières sur des projets tels que la prochaine génération de télescopes spatiaux ou la mission d'astronomie sub-millimétrique FIRST. De plus, l'ASE prévoit se décharger d'une partie de ses responsabilités dans la construction des engins spatiaux en chargeant l'industrie de s'en occuper.

En cette période de crise budgétaire, les gouvernements à travers le monde sabrent dans leurs budgets scientifiques. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la recherche est une activité essentielle à la prospérité économique d'un pays.

En Suède, le gouvernement a effectué cette année des coupures de 14 % dans le budget des conseils de recherche nationaux, tandis que l'année prochaine, il prévoit diminuer de moitié sa participation à de grands projets internationaux tels que ceux du CERN ou de l'ASE. Le NFR, qui subventionne la majorité des recherches en physique dans les universités suédoises, subira pour sa part une baisse de son enveloppe budgétaire de 10 %. Le but de cette réforme suédoise est de mettre en place une politique de coordination à long terme entre tous les agents de financement de la recherche dans le pays. « Il y a vraiment des occasions de collaboration constructive entre les différentes sources de financement. » explique Örjan Skeppstedt, président du comité de physique au NFR. Il existe en Suède huit fondations pour la recherche qui finançaient les grands projets ainsi que l'enseignement aux cycles supérieurs. Ces fondations devront maintenant subventionner la recherche en général, ce qui entraînera un morcellement des budgets ou l'élimination pure et simple de certains projets.

Ailleurs en Europe, les coupures vont aussi bon train. Le Conseil de Recherche sur l'Ingénierie et les Sciences Physiques (EPSRC) du Royaume-Uni a continué de couper dans son volet de physique parce que les programmes n'avaient pas assez de liens avec les besoins de l'industrie. En France, une restructuration des programmes de recherche militaire entraînera une réduction de 30 % des subventions à ces programmes. Pour ce faire, la majorité des contrats accordés aux laboratoires nationaux et aux universités sera confiée à l'industrie.

Une analyse de ces faits nous révèle que, par delà la diminution des ressources disponibles pour les sciences, une réorganisation mondiale dans la manière d'aborder la recherche est en train de s'effectuer. Que ce soit à travers une restructuration des organismes, une augmentation de la collaboration internationale ou encore une réorientation des programmes, une constante se retrouve : un lien accru avec les acteurs de l'industrie. En science comme ailleurs, l'argent est maître. Comme le dit James Sensenbrenner, membre du Comité du Congrès américain sur la Science : « Si nous voulons équilibrer le budget, tout le monde devra fournir son effort. » Aux États-Unis, l'accent est mis sur les projets internationaux à grand déploiement ainsi que sur les applications pratiques et lucratives des nouvelles technologies. « Le Comité [sur la science] veut être certain que l'argent des contribuables sera utilisé de la façon la plus productive possible, rajoute M. Sensenbrenner. D'ailleurs sur les 1,5 % d'augmentation (avant inflation) du budget de la NASA cette année, plus des deux tiers seront alloués pour aider les industries concernées à développer des projets économiques spatiaux.

En Angleterre, le EPSRC prévoit mettre sur pied des programmes de collaboration entre les entreprises et les physiciens universitaires. De plus, il réservera en 1998 des bourses d'études doctorales commanditées par l'industrie pour des nouveaux chargés de cours. Cependant, cela se traduira par une diminution de 5 % du nombre de bourses accordées aux doctorats en physique en 1997.

Il est normal que dans la période de restriction budgétaire que connaissent la majorité des gouvernements, ceux-ci décident de se délester d'une partie du poids financier immédiat que la recherche fondamentale représente. Il faut cependant faire attention aux conséquences à long terme de ces changements. En donnant à l'industrie une partie de la charge de la recherche scientifique, les gouvernements s'assurent d'un minimum d'investissement, car l'industrie a toujours un tant soit peu d'argent à investir pour développer des nouveaux produits, même à long terme. Cependant, le risque est de voir la recherche dévier vers les seules applications pratiques, utiles du seul point de vue de l'industrie. Nous verrons bien comment les choses se développeront avec le temps. Une chose est néanmoins claire et nette : il faut absolument continuer à faire de la recherche fondamentale le plus intensivement possible. Non seulement pour enrichir nos connaissances, mais pour nous assurer une société prospère. Comme le dit Nathan Myhrvold, physicien et responsable de la recherche et du développement chez Microsoft : C'est une erreur terrible de couper dans la recherche [fondamentale]. Toute l'industrie d'aujourd'hui est basée sur la recherche fondamentale faite il y a trente ans. Une diminution continue des fonds attribués à la recherche fondamentale entraînerait une conjoncture future désastreuse. Il faudrait sans doute expliquer cela aux politiciens canadiens. L'agence de l'énergie atomique du Canada, en réponse aux coupures du gouvernement fédéral, a lancé la directive de couper dans tous les programmes scientifiques qui ne sont pas reliés au développement du réacteur commercial, incluant tous les programmes de recherche fondamentale. Certains efforts faits à court terme risquent d'entraîner, à long terme, des effets contraires à ceux recherchés. Il faudrait se demander si le prix à payer pour rétablir les budgets n'est pas un peu trop élevé, pour la science et pour l'économie.

a Loïc Franchomme-Fossé


Dernière mise à jour : 20 août 1998
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