L'Attracteur     No. 7 
Hiver 1999

LA REVUE DE PHYSIQUE">PHYSIQUE

ISSN 1207-0203

Avons-nous la tête en bas?

Lorsque nous nous réveillons le matin nous ne nous demandons pas si ce sont les Chinois ou nous qui avons la tête en bas par rapport à l'univers.   Il nous semble bien évident que nous flottons tous paisiblement sur une grosse boule de cailloux et d'eau qui ballotte tranquillement et aléatoirement dans l'espace, et que la notion même de haut et de bas cosmique est bien dérisoire.   Pourtant cela n'est pas aussi clair pour tout le monde.   Le 21 avril 1997, deux physiciens américains, John Ralston, de l'Université du Kansas, et Borge Nodland, de l'Université de Rochester, ont annoncé dans la revue de science Physics Review Letters le résultat de recherches qui étaient en cours depuis quelques années.   En analysant le rayonnement radio de 160 galaxies (données amassées par d'autres chercheurs dans les années 70 et 80), Nodland et Ralston en sont arrivés à la conclusion que l'univers a un axe bien défini selon lequel la lumière (et les autres ondes électromagnétiques) voyage plus facilement.

Il y a une multitude de galaxies dans l'univers qui émettent des radiations électromagnétiques synchrotrones.   Le champ électrique de ces radiations oscille principalement selon un plan défini et, lors de leur voyage cosmique, ce plan subit une rotation à cause d'un phénomène physique bien connu, l'effet de rotation de Faraday.   Les chercheurs ont mis en évidence une rotation supplémentaire du plan, indépendante de l'effet de Faraday.   Ce qui est surprenant, c'est que cette rotation dépendrait de la direction dans laquelle l'onde se propage dans l'univers.   Pour être plus précis, explique monsieur Nodland, nous avons déterminé que la vitesse de rotation dépend de l'angle entre la direction dans laquelle l'onde voyage et une direction fixe dans l'espace, qui pointe approximativement vers la constellation du Sextant à partir de la Terre.   Plus la direction de voyage de l'onde est parallèle à cet axe, plus la rotation [du plan de l'onde] est grande.  (note 1) La vitesse de rotation serait aussi proportionnelle à la distance parcourue par l'onde lors de son voyage intergalactique.   Ce sont les deux seules composantes qui affecteraient cette rotation supplémentaire.  

Une onde de polarisation linéaire peut être décomposée en deux ondes de polarisation circulaires.   Lorsque ces ondes traversent un milieu en présence d'un champ magnétique, elles sont affectées différemment, ce qui cause un décalage entre les deux ondes.   Il en résulte alors une rotation globale de l'onde linéaire.   Ce phénomène s'appelle l'effet de rotation de Faraday.

Plusieurs hypothèses expliqueraient cet effet anisotropique de l'univers.   Ça pourrait être un indice comme quoi l'univers n'est pas aussi parfait qu'on ne le croyait.  (note 2) dit monsieur Nodland.   C'est à dire que lors du Big-Bang, l'univers se serait développé dans des directions distinctes de manières différentes.   Ce pourrait aussi être un effet créé par les axions, ces particules hypothétiques que personne n'a jamais vues.   Une hypothèse encore un peu plus surprenante est celle des « murs spatiaux ».   Les ondes pourraient traverser des barrières qui divisent l'univers en secteurs définis ayant des propriétés fondamentales différentes les uns des autres.

Bien que ces hypothèses puissent être attirantes pour des chercheurs qui tentent de comprendre le fonctionnement de l'univers, plusieurs physiciens ont remis en cause ces résultats, s'élevant particulièrement contre les méthodes utilisées et les conclusions apportées dans cette étude.   Lors d'échanges critiques sous la forme d'articles scientifiques, Daniel Eisenstein (Institut d'Études Avancées, Princeton) et Emory Bunn (Département de physique et d'astronomie, Collège Bates, Lewiston), ont soulevé le fait que La procédure utilisée afin de générer les données utilisées pour la simulation est basée sur une hypothèse nulle négative .   Une hypothèse nulle positive montrerait un lien plus fort avec les données simulées, ce qui diminuerait les arguments en faveur de la biréfringence .   Nous concluons donc que l'analyse de cet article ne fournit pas des résultats statistiques probants en faveur de l'hypothèse de biréfringence.  (note 3) Nodland et Ralston ont répondu à ces attaques en disant que la méthode suggérée par Eisenstein et Bunn ne serait pas efficace et pourrait même mener à ignorer des preuves plus significatives si elles se présentaient.   Bien qu'après un aller-retour d'articles les deux groupes en soient restés sur leurs positions, Ned Wright, physicien et cosmologue à UCLA, en est venu à une conclusion frappante appuyant Einsenstein et Bunn : En utilisant la technique [d'Einsenstein et Bunn], on peut augmenter [à partir des mêmes données] la probabilité d'arriver à la conclusion de Nodland et Ralston par un facteur de 100 quand l'axe est déterminé au début et par un facteur de 60 si l'axe est déterminé à partir des résultats.   Donc, la probabilité d'obtenir les mêmes résultats que Nodland et Ralston par pur hasard est d'environ 30 %.  (note 4) "

Schéma explicatif de l'anisotropie
L'axe d'anisotropie est une droite joignant la constellation de l'Aigle à celle du Sextant.   La Terre est au centre du diagramme.   On montre la polarisation d'une onde électromagnétique émise par la galaxie A (vert) voyageant en ligne droite vers la Terre dans une direction quasi parallèle à celle de l'axe et celle émise par la galaxie B (cyan) voyageant vers la Terre dans une direction quasi perpendiculaire à l'axe.

" De plus, la majorité des données utilisées par Nodland et Ralston datent d'avant l'arrivée des radiotélescopes de haute résolution, ce qui soulève certains doutes quant à l'exactitude et la fiabilité de ces données.   Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires, et ce n'est pas le cas! (note 5) déclare le physicien Michael Turner de l'Université de Chicago.   Selon lui, une des règles de base en astronomie est qu'il est impossible d'utiliser des données qui ont été prises expressément pour mesurer un effet afin d'en mesurer un nouveau.   D'autres chercheurs ont donc refait le même cheminement à partir de télescopes à très haute résolution pour voir s'ils obtiendraient des résultats corroborant ceux de Ralston et Nodland.   Après avoir analysé 26 galaxies et quasars du même type, une équipe d'astronomes et de physiciens ont obtenu des résultats qui contredisent directement ceux de Nodland et Ralston.   Les auteurs réfutent cependant la majorité des objections contredisant leur article.   Selon eux, la nouvelle étude faite par les télescopes à haute résolution est trop restreinte et la rotation supplémentaire dans une direction particulière est un effet statistique détectable seulement sur un grand échantillon de galaxies réparties uniformément dans le ciel (note 6). "

D'autres physiciens, sans appuyer la thèse d'un axe universel, sont un peu moins catégoriques.   Sean Carroll, un chercheur de l'Université de la Californie à Santa Barbara, avait déjà fait des études sur la possibilité que l'espace-temps de notre univers ait une direction fondamentale préférée, sans avoir de résultats concluants.   C'est donc avec intérêt qu'il s'est penché sur l'article de Nodland et Ralston.   En l'analysant plus en profondeur, il est arrivé à la même conclusion que monsieur Wright : les données statistiques ne sont pas assez significatives pour pouvoir les endosser.   Personne ne pourrait être plus heureux que moi si ce qu'ils avancent est vrai.   Mais les preuves qu'ils fournissent ne sont pas suffisamment solides.  (note 7) "

Cependant il est bon de noter que la majorité des articles écrits en réponse aux affirmations de Nodland et Ralston se réfèrent les uns aux autres pour se soutenir.   De plus, ils n'ont pas été révisés par d'autres membres de la communauté scientifique, comme c'est le cas d'habitude, alors que ceux de Nodland et Ralston l'ont été avant leur parution initiale.

Mais le plus étonnant dans la controverse entourant cette découverte est justement la controverse.   Même si ces résultats s'avéraient vrais, ils n'amèneraient pas de grand bouleversement au cadre de la physique actuelle.   Il faudrait simplement apporter quelques petites modifications au cadre de la théorie de la relativité générale sans pour autant tout remettre en question.   La théorie d'Einstein prédit une vitesse absolue pour la lumière seulement en l'absence de matière.   Les hypothèses proposées par les auteurs, comme la présence d'axions, implique une interaction avec la matière de l'univers, ce qui ne contredit pas les théories actuelles.   En fait, c'est surtout la hâte avec laquelle les résultats de cette recherche, qui frappent l'imagination populaire, ont été communiqués à la presse qui est surprenante.   Il faut toujours laisser le temps aux choses de retomber pour pouvoir en parler calmement avec toute l'objectivité nécessaire, afin de bien être en mesure de comprendre les résultats apportés.   Seulement une fois que toutes les données ont été analysées et comprises vient le moment d'amener le débat sur la place publique.   Et c'est ce qui ne s'est pas fait dans ce cas-ci.   C'est bien humain, tout le monde veut bien jouer à la vedette une fois de temps en temps.   Mais il ne faut pas nécessairement tenter de faire jouer tout l'univers avec soi.

Loïc Franchomme-Fossé j


  • Hypothèse nulle : technique statistique selon laquelle les paramètres de deux échantillons sont les mêmes et que les différences entre les deux groupes d'échantillons ne résultent que de la chance.

  • Biréfringence : propriété d'un cristal à l'intérieur duquel la lumière ne voyage pas à la même vitesse dans toutes les directions.

  • Note 1 :
  • Note 2 :
  • Note 3 :
  • Note 4 :
  • Note 5 :
  • Note 6 :
  • Note 7 :


  • Mise en page par Gilbert Vachon

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