L'Attracteur No. 7 |
LA REVUE DE PHYSIQUE">PHYSIQUE |
ISSN 1207-0203 |
On attribue généralement à la civilisation grecque l'émergence, il y a plus de 2000 ans, de la science en tant qu'activité rationnelle. Il semblerait même, selon des recherches récentes, que certains savants grecs en connaissaient beaucoup plus qu'on ne le soupçonne. Plusieurs de leurs connaissances se seraient mystérieusement perdues entre le deuxième siècle avant et le deuxième siècle après J.-C. La question est : comment cela est-il possible?
Jusqu'à bien récemment, on pensait que les croyances des Grecs en matière de physique se limitaient à celles d'Aristote (quatrième siècle avant J.-C.). Selon Aristote, l'univers est composé de quatre éléments : l'eau, l'air, la terre et le feu, mais n'est géré par aucune loi physique au sens moderne (sauf pour de vagues principes qualitatifs). Pour ce qui est des corps célestes, c'est Ptolémée, au deuxième siècle après J.-C., qui a codifié la théorie la plus influente au Moyen Âge. Il croyait que la Terre se situait au centre de l'univers et que les astres tournaient autour d'elle en épicycles (voir figure). Toutefois, la théorie de Ptolémée ne s'appuyait sur aucun principe dynamique et les Grecs qui s'étaient intéressés à la conception de l'univers avaient choisi les épicycles (combinaison de deux mouvements circulaires) simplement parce que cela justifiait leurs observations astronomiques (avec la précision de l'époque) et corroborait leur croyance sur la nature parfaite du cercle.
Semblerait-il, selon Lucio Russo1 de l'Université de Rome, que durant la période séparant Aristote de Ptolémée, des scientifiques grecs, principalement Hipparque (deuxième siècle avant J.-C.), auraient développé des idées de dynamique - ou des lois physiques -, ce qui est plus avancé que la théorie purement descriptive de Ptolémée. En l'absence de documents scientifiques datant de cette époque, Lucio Russo a examiné les textes de sources non scientifiques pour en arriver à de telles conclusions. Il s'est aperçu que certains extraits de textes référaient à des théories d'Hipparque, dont la loi de l'inertie (qui dit qu'un corps en mouvement doit poursuivre une trajectoire rectiligne s'il n'est soumis à aucune force), découverte qui a été attribuée à Galilée, 18 siècles plus tard. En voici un exemple, dans La mécanique de Héron :
Nous devrons prouver que des corps dans une telle position [sur un plan horizontal sans friction] peuvent être déplacés par une force moindre que toute force donnée.
Ce passage montre que sans force extérieure (la friction dans ce cas-ci) un objet suit une trajectoire rectiligne. Donc, il démontre clairement que l'inertie était connue par les Grecs. Un extrait de Sur le visage qui apparaît sur le disque lunaire, de Plutarque, va encore plus loin dans sa description de l'inertie :
Aussi la lune est-elle préservée d'une chute [sur la Terre] par son mouvement même et la rapidité de sa révolution, comme les projectiles placés sur une fronde sont empêchés de tomber par leur mouvement circulaire. […] C'est pourquoi la Lune n'est pas gouvernée par son poids, qui est contrebalancé par son mouvement circulaire [force centrifuge].
D'autres extraits laissent même croire qu'Hipparque connaissait des notions de gravitation.
Les textes sur la physique d'Hipparque ont toutefois été perdus. La meilleure hypothèse expliquant cela est qu'ils auraient été abandonnés à l'usure du temps, sans qu'on les recopie, parce que le prix du papyrus était trop élevé pour qu'on se permette de copier les textes peu en demande comme ceux d'Hipparque. Ceux-ci devaient être trop complexes et difficilement accessibles pour la moyenne des rares scientifiques de l'époque. La perte des oeuvres d'Hipparque s'insère dans un déclin progressif de la science grecque débutant au tournant de l'ère chrétienne en rapport avec la popularité croissante des sciences occultes (alchimie et astrologie), de la magie et du dogmatisme religieux.
Bref, tout porte à croire que les connaissances physiques d'Hipparque auraient été perdues pour des raisons non pas économiques, puisque ses documents auraient été perdus alors que l'empire Romain était en plein essor, mais à cause d'un désintéressement global de la science. Certains se demandent si un tel phénomène pourrait se produire aujourd'hui. Cela peut sembler absurde, mais si notre société, obsédée par le sensationnel, devait choisir quels livres léguer à la postérité, ne choisirait-elle pas les beaux livres scientifiques imagés en laissant de côté des bouquins moins éclatants, mais plus fondamentaux? Après tout, c'est ce que les Grecs ont fait en conservant le catalogue d'étoiles d'Hipparque, plus superficiel et facilement compréhensible, plutôt que ses théories contenant la découverte des premières lois de l'histoire de la physique…
Vincent Farley j
Mise en page par Gilbert Vachon