L'Attracteur     No. 8     Automne 1999 LA REVUE DE PHYSIQUE

ISSN 1207-0203

Un étudiant se lève aux petites heures du matin pour repasser, une dernière fois avant l'examen, ses notes de physique quantique, tout en se gardant éveillé avec une bonne tasse de café. À ce moment , il est loin de se douter qu'il est en présence de deux éléments éventuellement essentiels à l'élaboration d'un ordinateur quantique! Eh oui! certains chercheurs croient que les atomes de la molécule de la caféine seraient peut-être de bons qubits. « De bons quoi? », direz-vous. Alors, commençons par le début.

Afin de comprendre le fonctionnement d'un ordinateur quantique, penchons-nous d'abord sur celui d'un ordinateur classique. Ce dernier utilise le code binaire; c'est-à-dire que toutes les informations se trouvent sous la forme d'un 0 ou d'un 1 dans les unités élémentaires appelées bits. Dans un circuit, des condensateurs jouent ce rôle : ils possèdent la valeur 1 s'ils sont chargés et la valeur 0 s'ils sont déchargés. Dans le cas des ordinateurs quantiques, on utiliserait des particules obéissant aux lois de la physique quantique comme bits. Par exemple, on pourrait se servir de l'orientation des spins nucléaires ou de la présence (ou non présence) des photons. Ces bits quantiques ou qubits auraient la particularité de pouvoir se trouver SIMULTANÉMENT dans l'état 0 ET 1.

Cette superposition d'états, impossible d'un point de vue classique, est une propriété fondamentale des objets quantiques. En effet, lorsqu'une particule quantique a une probabilité non nulle de se trouver dans deux endroits différents, elle se trouve aux deux endroits EN MÊME TEMPS. Si on tente de détecter cette superposition d'états, elle disparaît et l'objet quantique ne se trouve que dans un des deux endroits. Cependant, on peut démontrer indirectement qu'une telle superposition existe à l'aide d'une expérience simple :

A : Un photon arrive sur un miroir semi-réfléchissant. Dans 50 % des cas, il arrive au détecteur 1 et, dans l'autre moitié des cas, au détecteur 2.

B : Un photon arrive sur un miroir semi-réfléchissant. Il peut alors emprunter deux chemins pour arriver sur un autre miroir semi-réfléchissant. Ensuite, on observe que le photon arrive dans 100 % des cas au détecteur 1.

C : Si on bloque un des deux chemins, le photon arrive dans 50 % des cas au détecteur 1 et, dans l'autre moitié des cas, au détecteur 2.

Conclusion : Dans le cas B, le photon a passé par les deux chemins possibles, et c'est l'interférence entre les deux trajets qui amène le photon à aller uniquement vers le détecteur 1. Cela illustre le fait qu'un objet quantique peut se trouver dans plusieurs états simultanément.

La capacité pour les qubits de se trouver dans un état superposé pourrait causer une révolution dans le domaine du calcul. En effet, plutôt que de faire des opérations en série, un ordinateur quantique pourrait les effectuer en parallèle et, ainsi, réaliser en quelques heures des calculs nécessitant des décennies aux meilleurs ordinateurs classiques. Par le fait même, le pays qui réalisera le premier ordinateur quantique disposera d'une arme technologique redoutable pour l'espionnage, plus particulièrement pour le décryptage de codes.

Cependant, cette coexistence des photons (ou des spins nucléaires) en plusieurs états (0 et 1) est extrêmement fragile. Il ne suffit que d'une légère perturbation, causée par l'interaction avec l'environnement, pour qu'ils perdent leur capacité d'interférer et ne se retrouvent plus que dans un seul de leurs deux états. C'est ce que l'on appelle la décohérence. Elle se manifeste dans un temps TD déterminé par le « degré d'isolement » du système. La décohérence est le principal obstacle auquel sont confrontés les scientifiques. Pour l'éviter, il faudrait isoler complètement les mécanismes internes de l'ordinateur quantique de l'environnement extérieur.

Afin de régler ce problème, deux groupes de chercheurs américains ont eu l'idée d'utiliser les molécules d'un liquide pour jouer le rôle de qubits. Le premier groupe est composé de Neil Gershenfeld et Isaac Chuang, tandis que David Cory, Amr Fahmy et Timothy Havel forment le second. Leur prototype est assez simple. Un tube, rempli du fameux liquide, se trouve entre deux aimants permanents. Dans ce liquide, les noyaux atomiques possédant un spin agissent comme de minuscules aimants. Selon le principe de la résonance magnétique nucléaire (RMN), les spins s'orientent parallèlement et antiparallèlement au champ magnétique créé par les aimants permanents. (Pour faire une analogie avec l'ordinateur classique, on peut associer l'état parallèle au « 1 » et l'état antiparallèle au « 0 ».) En modifiant le champ magnétique extérieur, on peut modifier, par le fait même, l'orientation des spins. Ainsi, en soumettant les spins à des impulsions (champs magnétiques ne durant qu'un cours moment), certains débuteront un mouvement de rotation semblable à celui d'une toupie sur le point de tomber. À une fréquence déterminée, cette précession s'accompagne d'un transfert d'énergie, détectable par signal radio -- en médecine, le même système est utilisé (imagerie à résonance magnétique) pour produire des images du crâne, de la colonne vertébrale ou des articulations! Bien que les molécules du liquide subissent plusieurs collisions, le spin de leurs noyaux en est peu affecté. Ainsi, la décohérence ne se fait sentir qu'après dix à plusieurs milliers de secondes. Par conséquent, un peu plus de mille opérations logiques simples peuvent être effectuées durant ce laps de temps. Les scientifiques s'accordent pour dire que n'importe quel liquide ferait l'affaire : il suffit de trouver le meilleur!

En 1996, Gershenfeld et Chuang, en collaboration avec Mark Kubinec, ont élaboré un ordinateur quantique à l'aide d'un dé à coudre de chloroforme. L'inconvénient de ce liquide est qu'il ne produit que deux qubits discernables. Le groupe de Cory, Fahmy et Havel, quant à eux, ont expérimenté des ordinateurs quantiques à deux, trois, quatre et cinq qubits. Ceci n'est évidemment pas assez pour construire un ordinateur très utile. Il faudrait donc augmenter le nombre de qubits. Toutefois, plus le nombre de qubits par molécule est grand, plus le signal radio émis est faible et moins le dispositif RMN arrive à le détecter parmi les bruits qui l'entourent. Les chercheurs se buttent alors à un autre obstacle!

Malgré tout, les deux équipes tentent de fabriquer un ordinateur quantique à dix qubits. Ils sont donc à la recherche du composé liquide idéal contenant dix spins discernables. Il semblerait que la molécule de caféine serait un bon spécimen d'expérimentation! Celle-ci possède les dix spins souhaités et, comme on peut retrouver environ 1020 de ces molécules dans une tasse de café, il est facile de s'en procurer! Quand verrons-nous le premier ordinateur quantique au café? Patience! Les années qui viennent nous diront si cela est possible!


Décryptage

Le système de cryptage le plus utilisé dans le monde se nomme le protocole RSA. Il consiste en un nombre C qui est le produit de deux nombres premiers A et B. Si un espion intercepte un message codé, il ne connaîtra que le nombre C. Pour déchiffrer le code, il lui suffira donc de déterminer A et B. Or, le nombre C est toujours très grand et il n'existe pas d'algorithme rapide pour calculer les facteurs d'un nombre. Il devra alors essayer toutes les possibilités une par une. Si le nombre C contient cent chiffres, l'ordinateur qui est actuellement le plus rapide au monde mettra plus d'un an à découvrir A et B, ce qui rend le message pratiquement impossible à décoder. Par contre, si un ordinateur quantique tentait de résoudre ce problème, grâce à sa capacité d'effectuer les opérations en parallèle, il pourrait déterminer A et B en quelques heures à peine.


Vincent Farley et Marie-Ève Gosselin j

Bibliographie

Howard Baker, Wake up to quantum coffee, New Scientist 153, no 2073, 15 mars 1997, p. 28.

http://www.pourlascience.com/numeros/pls-250/art-5.htm

http://www-dse.doc.ic.ac.uk/~nd/surprise_97/journal/vol4/spb3/