L'Attracteur     No. 10    Automne 2000 LA REVUE DE PHYSIQUE

ISSN 1207-0203

Une grande polémique du 19e siècle : l'âge de la Terre!

Du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe siècle, la majorité des scientifiques admettait le caractère éternel de la Terre.   Dans le dernier quart du XIXe siècle, William Thomson (mieux connu sous le nom de Lord Kelvin), croyant que la Terre avait eu un début et qu'elle aurait aussi une fin, commença à lutter en faveur de cette opinion et tenta de la justifier.   Il croyait que la Terre, initialement fondue (hypothèse énoncée antérieurement par Descartes et Leibniz), s'était refroidie au fil des années.   Il calcula la durée de son refroidissement à l'aide d'un modèle de boulets de canon chauffés à blanc et des lois de Fourier sur l'écoulement de la chaleur et, en 1862, en déduisit que la Terre devait être âgée d'environ 98 millions d'années, nombre qu'il réévalua à seulement 24 millions d'années en 1895.   Bien que sceptiques, les géologues ne virent pas d'incompatibilité fondamentale entre leurs théories et les durées de Kelvin.   Par contre, ces dernières étaient trop courtes pour que l'évolution des espèces, mise de l'avant par Darwin, ait eu le temps de se produire.

C'est à partir de 1896 que la théorie de Kelvin commença à battre de l'aile, avec la découverte de la radioactivité par Becquerel.   En effet, cette découverte eut des conséquences énormes sur le bilan énergétique de la Terre : on ne pouvait plus supposer que la chaleur dégagée par notre planète tirait exclusivement son origine de sa condensation initiale.   Les désintégrations radioactives apportent chaque jour une quantité non négligeable d'énergie à la Terre.

Tout comme les premiers scientifiques ont fait des erreurs de quelques milliers d'années en datant les objets au carbone 14 (voir l’article précédent), en se basant sur l'hypothèse que son taux de production dans la haute atmosphère avait été constant depuis le début des temps, Kelvin a fait une erreur de plus de 5000 % dans son estimation de l'âge de la Terre parce qu'il a pris pour acquis qu'aucune énergie n'avait été apportée à la Terre depuis sa condensation.   Cela démontre bien l'importance des hypothèses établies dès le début d'un raisonnement ou d'un calcul, car ce n'est pas le raisonnement de Kelvin qui était faux, mais bien ses hypothèses de départ.

Photographie d'Ernest Rutherford Mis à part le fait d'avoir anéanti l'analyse de Kelvin quant à l'âge de la Terre, la radioactivité a aussi contribué à déterminer son âge réel.   Plusieurs méthodes ont effectivement été mises au point pour régler cette question.   L'une d'entre elles, conçue par le Néo-Zélandais Ernest Rutherford, a pour principal fondement la mesure d'une quantité d'hélium.   Lorsqu'un noyau d'uranium se désintègre, il se transforme en noyau de thorium tout en émettant une particule alpha (un noyau d'hélium).   Cette particule capte ensuite des électrons afin d'acquérir une charge neutre.   Par conséquent, la quantité d'hélium présente dans un minéral est proportionnelle au nombre de désintégrations d'uranium, donc augmente avec l'âge.   Connaissant la teneur d'un minéral en uranium et en hélium, la seule donnée manquante à la résolution du problème est le taux annuel de production d'hélium par l'uranium.   En 1905, Rutherford estima l'âge d'un certain minéral à 140 millions d'années, soit plus âgé que la Terre de Kelvin! Cependant, les nombreuses incertitudes affectant cette méthode, notamment la quantité de gaz diffusée hors des minéraux au fil des ans, la rendent assez imprécise.   Néanmoins, entre 1905 et 1910, Robert Strutt a estimé l'âge de certains minéraux, avec cette méthode, à 250 et 280 millions d'années.

Entre 1903 et 1907, une autre méthode basée sur la radioactivité a été élaborée par Bertram Boltwood, un chimiste de l'Université Yale.   Il avait remarqué que tous les minéraux uranifères (contenant de l'uranium) avaient une certaine teneur en plomb.   Il en déduisit donc que cet élément était la fin stable de la chaîne de désintégration de l'uranium.   Ainsi, s'il connaissait le taux annuel de production du plomb à partir de l'uranium et les teneurs actuelles de ces deux éléments dans un minéral, il pourrait déterminer son âge.   Toutefois, cela ne serait possible que si aucun plomb n'était présent au départ et si tout le plomb formé était resté présent dans le minéral.   Cependant, la désintégration de l'uranium est beaucoup trop lente pour pouvoir mesurer le taux annuel de production de plomb.   Boltwood contourna donc ce problème en profitant du fait que le radium, maillon de la chaîne de désintégration de l'uranium, a un taux annuel de désintégration connu.   À l'équilibre radioactif, le taux de désintégration de l'uranium est le même que celui du radium et est aussi égal au taux de plomb formé.   Connaissant le nombre d'atomes de radium présents par atome d'uranium et son taux annuel de désintégration, on peut déterminer le nombre d'atomes de plomb formé par an pour chaque atome d'uranium.   Il suffit donc de diviser le rapport Pb/U par la constante obtenue pour connaître l'âge d'un minerai.   C'est en 1907, après avoir développé une grande confiance en ses résultats, que Blotwood les a publiés.   Les âges q u'il avait obtenus étaient compris entre 410 et 2200 millions d'années.   Par prudence, il s'abstint de tout commentaire...

L'âge actuellement accepté de la Terre a été déterminé, à la fin des années 1930, par A. Holmes et F.E. Wickman, grâce à l'étude de l'abondance de certains isotopes du plomb (204, 206 et 207) dans des météorites.   Sur la Terre, tout le plomb 204 est présent depuis le début des temps tandis qu'une partie du plomb 206 et 207 est constamment formée par l'uranium 238 et 235.   Ainsi, en comparant les proportions actuelles de plomb et d'uranium de la Terre avec celles du plomb des météorites ne contenant aucune trace d'uranium et avec les courbes de désintégration des différents isotopes de l'uranium, Holmes et Wickman en sont arrivés à une valeur d'environ 4,6 milliards d'années.   Par ailleurs, c'est l'âge qu'on attribue à tout le système solaire.

Après tout ce temps, nous avons finalement découvert l'âge de notre planète.   Ainsi, ces 4,6 milliards d'années sont bien loin des quelques dizaines de millions d'années de Kelvin et encore plus des 6 000 ans de la Bible...

Marie-Christine Gosselin j

Bibliographie

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