L'Attracteur     No. 1     Automne 1995 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203
Entrevue avec M. de Gennes

Pierre Gilles de Gennes
Prix Nobel de physique 1991

Le 19 juin dernier, le Département de physique a eu le grand honneur de recevoir le Prix Nobel de physique 1991, Pierre-Gilles de Gennes. Lors de cet événement où le lauréat a prononcé une conférence sur l'adhésion, L'ATTRACTEUR a pu passer quelques instants avec le Professeur de Gennes afin de réaliser cette entrevue.

(C.P.) Vous avez toujours travaillé dans le domaine de la matière condensée. Vous qui touchez à tout, vous n'avez jamais été tenté d'explorer d'autres secteurs de la physique?

Comme l'astrophysique? Avec l'astrophysique, j'ai eu peu de contacts. J'ai eu le petit contact qu'offraient les étoiles à neutrons à un certain moment, qui sont des superfluides. Mais c'était bien pris en main par David Paris et il n'y avait pas de raison réelle de s'y intéresser. Il y a eu aussi des aspects de la physique statistique qui sont un peu indépendants de la matière support. Par exemple, à une époque j'étais intéressé par des problèmes de percolation. Ceux-ci peuvent se produire dans des systèmes très différents. Un sujet qui m'avait attiré à un moment, mais où nous n'étions pas allés très loin, est ce qu'on appelle la géomorphologie. C'était il y a très longtemps, avant qu'on fasse des polymères. J'avais très envie de pousser une équipe à faire de la géomorphologie, mais à l'époque, ils ont eu peur. Ils trouvaient que c'était trop loin de leurs bases et ils ont refusé. Maintenant, la géomorphologie s'est beaucoup développée; i.e. qu'elle est devenue un sujet tout à fait reconnu où les gens de la physique statistique interagissent couramment. C'est un cas où nous n'avons pas réussi à créer l'enthousiasme nécessaire il y a une vingtaine d'années. C'était alors un domaine très vierge à ce moment et nous aurions pu faire beaucoup de découvertes. Nous n'avons pas vraiment réussi notre opération. Dans le secteur biologique, plusieurs fois nous avons été dans la situation de proposer notre participation. Finalement, nous nous sommes retirés puisque nous avions l'impression de contribuer d'une manière qui était très "engineering" (par exemple, dans l'étude de la résonance nucléaire appliquée à la structure des molécules ou encore au sujet de la photosynthèse). Dans tous ces cas, je sentais mal ce que nous, avec notre culture de théoriciens, nous pourrions apporter qui soit vraiment utile. Alors je suis en touche, mais je connais des chercheurs qui ont l'espoir d'intervenir de façon utile en milieu biologique. Comme, par exemple, Jacques Prost qui lui s'y intéresse de plus en plus. Il va gérer un groupe étudiant les mouvements cellulaires dont l'idée maîtresse porte sur les canaux ioniques. Ceux-ci, qui servent à bien d'autres fonctions sur la surface d'une cellule, peuvent aussi, dans certains cas, avoir un rôle de propulsion. Cependant, je suis très prudent car j'ai vu des tas d'échecs dans ce domaine. Des gens très intelligents qui croyaient pouvoir arriver à apporter une grande contribution à la recherche, mais qui étaient en fait très en retard sur l'avancée fulgurante des biologistes.

(A-M.T.) Au sujet de l'électrophorèse, considérez-vous ce phénomène comme se situant plus du côté "engineering"?

Jean-Louis Viovi, un type très inspiré, a fait des progrès étonnants. À une certaine époque, il plaçait des acides nucléiques dans un gel. Puisque leur mobilité est très sensible à leur longueur, il y avait ainsi un moyen de sélection. Cette technique est devenue, en quelque sorte, très classique maintenant. Par la suite, les chercheurs ont eu l'idée intelligente (comme toujours, on met du temps avant de trouver ces idées) qu'on n'avait pas vraiment besoin d'un gel. Il suffisait d'avoir une solution enchevêtrée qui se comporterait comme un gel et qu'on pouvait équilibrer avec des techniques d'électrophorèse capillaire. Le développement le plus récent nous plonge encore dans la surprise. Nous n'avons plus besoin d'une solution de polymères neutres contenant quelques chaînes intéressantes se déplaçant grâce à un régime polymérique enchevêtré. On peut utiliser immédiatement une solution diluée de polymères neutres où ils ne sont plus enchevêtrés. On obtient toujours un régime de séparation intéressant. Alors là, on a une double réflexion : Viovi, d'une part, un mélange théorie-expérimentation qui est sur le point de sortir l'interprétation de ce phénomène, et d'autre part, nous, naïfs théoriciens, qui essayons de comprendre les mécanismes par lequel une chaîne chargée rencontre une chaîne neutre, s'accroche à elle de façon transitoire puis repart et comment on peut sélectionner les chaînes de cette façon, en particulier par l'application de charges alternatives. Donc, là on sort un peu du domaine de la matière condensée physique (pour répondre à votre première question), mais quand même, il s'agit toujours de matière condensée. Si ce n'est plus de la physique, c'est de la biologie ou de la chimie.
Pierre-Gilles de Gennes
Prix Nobel de physique 1991, (à gauche)
a participé à l'émission
Connaissance de la Science
au mois de mars 1995 diffusée
sur TV5 en compagnie du professeur
André-Marie Tremblay,
directeur du C.R.P.S. (à droite).

(C.P.) Vous parlez souvent de l'interdisciplinarité et de la "double culture" (expérimentateur-théoricien). Croyez-vous que, depuis l'obtention de votre Prix Nobel, les scientifiques favorisent cette optique? Depuis quatre ans, les relations entre disciplines scientifiques sont-elles plus fructueuses?


Pierre-Gilles de Gennes
lors de son passage à Sherbrooke
Il y a tout un discours interdisciplinaire qui est très à la mode et qui est un peu facile, dans un sens. Dans la pratique, j'ai tenu une bataille de quatorze ans pour installer dans ma petite école, qui s'appelle l'École de Physique et Chimie, une culture qui au départ était double : c'était physique et chimie (et non pas physique ou chimie). Je voulais, et c'est la raison pour laquelle je me suis battu si longtemps, les trois cultures : physique, chimie et biologie. Et ceci, même à une époque où il n'existe pas beaucoup de carrières d'ingénieur biologiste que l'on peut vendre à l'industrie. Mais il est vrai que pour un ingénieur purement physicien ou purement chimiste, cette triple culture est très importante. Je prends l'exemple d'un métal un peu rare. Il devient soudainement intéressant industriellement, il est présent un peu partout, mais il faut réussir à l'extraire par des méthodes astucieuses. Très vite, l'idée vient qu'avec l'aide de souches bactériennes, on pourrait arriver à quelque chose d'intéressant. Là, c'est le niveau zéro de la réaction biologique. Cependant, le niveau un, c'est de dire : "si c'est vraiment cela, alors allons voir les lieux de stockage de déchets, qui contiennent ce métal à l'état d'impureté, et essayons de déterminer s'il s'est développé des souches bactériennes spéciales au contact de ces terrains-là ". Si le résultat est positif, ces souches nous donnerons un couplage. Ici, on voit très bien que la culture biologique est importante pour la résolution de ce problème qui demeure fondamentalement un problème de chimie. Cet exemple se retrouve partout. C'est important, par exemple, pour le papier - qui doit être très présent ici au Québec. Les industriels du papier ont une méthode d'identification de leur papier qui est fondée sur l'addition de trans-acides nucléiques. Celle-ci, bien qu'étant purement une technique de biologie moléculaire, est utilisée par les gens qui font du papier. Il y a plein d'exemples comme ceux-ci où la double ou triple culture joue un rôle de premier plan. Cependant, pour y arriver sur le terrain, ça m'a pris quatorze ans.

(C.P.) Quels ont été les obstacles majeurs à l'implantation de la triple culture dans votre école?

Au début, mon autorité de tutelle ne voulait pas. Elle avait peur de se charger financièrement beaucoup plus en ajoutant des laboratoires de biologie. Il a fallu une longue propagande pour y arriver. Mais maintenant ça y est, nous avons nommé notre premier professeur de biologie l'an dernier. Il possède les deux cultures (à la fois un aspect de biologie cellulaire des neurones et un aspect de biologie moléculaire innovateur). Pour l'enseignement, c'est très précieux. Pour cette année ou l'an prochain, cela dépend toujours des candidats que l'on trouve, nous allons en nommer un deuxième. Comme chez nous la doctrine est très rigoureuse et qu'il faut un encadrement expérimental sur place pour que les étudiants soient immergés au laboratoire, ça nous oblige à faire de grands travaux pour créer les surfaces nécessaires.

(D.A.) Pour ce qui est de cette question d'étudier plusieurs branches, croyez-vous que la science actuelle se dirige dans la bonne voie? Devrait-elle revenir aux anciennes valeurs, à la Science qui regroupe la physique, les mathématiques, la chimie et la biologie, ou plutôt continuer à favoriser la spécialisation dans un seul domaine?

Il y a un argument certain en faveur de l'interdisciplinarité car il est très rare que les gens que l'on forme de nos jours pour la recherche industrielle exerceront un seul métier dans leur vie. Ils seront constamment dans l'occasion de commuter de métier et ce, de façon assez drastique. Pour prendre un exemple concret, j'ai vu des gens chez Rhône-Poulenc, qui étaient des chimistes de l'état colloïdal, se diriger vers le magnétisme ou peut-être, et c'est encore conjectural, vers les supraconducteurs. On demande à ces mêmes scientifiques de faire cette commutation et ce n'est pas une commutation facile. Donc, ces changements de métier sont inscrits dans le futur et il faut préparer les étudiants afin qu'ils ne soient pas trop perdus au moment où ces changements se produiront. Car il existe un tas de dangers à l'interdisciplinarité. Souvent, il y a un terrible danger quand on dit que l'on va mélanger, par exemple, la physique et la biologie. Quelquefois il se met à l'interface entre les deux domaines des tas de pollutions, des tas de personnes qui ne sont ni de bons biologistes, ni de bons physiciens, mais qui se sentent confortables à l'interface. Ça, c'est vrai partout. Donc, il faut faire très attention de ne pas donner un vernis de culture, mais une culture sérieuse de part et d'autre. C'est pourquoi j'insistais tant dans le passé avec la physique et la chimie. Je voulais que ces futurs physiciens aient une bonne pratique de la paillasse en chimie, par exemple. Et inversement, que les élèves chimistes aient une vision d'ensemble de la physique; s'ils font un matériau nouveau, par exemple, qu'ils sachent à quoi il va servir et comment il va falloir le construire intellectuellement pour qu'il accomplisse bien une fonction. On voit très bien par ces exemples qu'on a besoin d'interdisciplinarité, mais qu'il faut faire très attention qu'il n'y ait pas de dérapages.

(D.A.) N'y a-t-il pas une question d'éthique à savoir si les scientifiques doivent travailler pour la Science ou s'ils doivent oeuvrer pour le bien commun?

Je crois que les scientifiques sont tenus d'être bien en contact avec les gens qui les paient. C'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas se permettre d'être dans leur tour d'ivoire et de réfléchir à un bel effet. Il faut absolument que, s'il existe un problème qui risque de devenir un problème de société, qu'ils soient, non pas à même de fournir des décisions, mais d'être capables de dire : "Attention, on va sortir tel produit, il faut absolument qu'il y ait une réflexion" au niveau de commissions parlementaires, ou au niveau de ce qu'on appelle en France le comité d'éthique, de telle façon qu'on ne se retrouve pas "tout nu" au moment où les problèmes vont éclater. Il faut prévenir à l'avance et sur ce point, je crois que nous avons un rôle de clignotant.

Ont participé à cette entrevue M. Driss Achkir, Mme Catherine Pepin et M. André-Marie Tremblay en compagnie du Prix Nobel de physique 1991, Pierre-Gilles de Gennes.

Cliquer ici pour revenir à l'édition de l'automne 1995 de L'ATTRACTEUR.

Commentaires

dep-phys@physique.usherb.ca