L'Attracteur     No. 1     Automne 1995 LA REVUE DE PHYSIQUE ISSN 1207-0203

Les quatre grands principes de la complexité

par Marcel Banville

Première partie

La notion d'attracteur

Des propriétés émergentes collectives apparaissent souvent en raison de l'interaction entre les éléments d'un système. On cherche à décrire ces propriétés par un motif singulier et stable d'un modèle ou d'une simulation, reconnaissable à la fin d'un processus évolutif et récursif, dont le comportement peut parfois être comparé à celui d'un objet réel. Ce motif est appelé attracteur. L'exemple présenté ci-bas, une phrase avec une autoréférence, permet de comprendre aisément les notions pertinentes d'un attracteur. Dans " CETTE PROPOSITION A X LETTRES ", X est la forme littérale du nombre de lettres que contient la phrase lorsqu'elle est vraie. Remarquez qu'il est impossible de prédire le résultat sans chercher la solution. Cependant, une simple stratégie récursive nous amène vers une solution avec une rapidité surprenante, alors que par essai et erreur, on croirait ne pas avoir plus de chances de tomber sur la solution que de trouver une aiguille dans un tas de foin. La stratégie (récursive et itérative) consiste à partir d'un nombre quelconque, appelé semence ou état initial, à compter le nombre de lettres et réinjecter ce nombre à la place de X. Quand on retrouve le même X, on a atteint une consistance interne de la phrase, alors vraie, qui constitue en soi un attracteur.

L'espace des états est l'ensemble des semences, c'estàdire tous les nombres entiers. La trajectoire, dans l'espace des états, partant de la semence X = UN, est donnée par la suite (1, 26, 32, 34, 36, 33, 35, 34, 36, ...) qui se referme sur le cycle de quatre (33, 35, 34 et 36). Une trajectoire, dans l'espace des états, peut être vue comme une histoire d'un système qui serait parti d'une condition initiale particulière et qui évolue vers un état organisé. L'importance de ce concept tient à ce que l'émergence d'une propriété de consistance est une stratégie abondamment utilisée dans la nature. La nature ne résout pas des problèmes linéaires, mais plutôt des problèmes inductifs non linéaires, par des stratégies récursives et répétitives, semblables à celle proposée dans le jeu qui précède pour trouver des "solutions ". Dans la nature, le concept de solution est lié de très près avec le concept : trouver l'état qui rend le système consistant. Cette façon de poser le problème sépare les aspects historiques d'une explication des aspects qui augmentent notre connaissance, c'estàdire, qui ont un sens en euxmêmes : les attracteurs. L'existence d'un bassin d'attraction explique la capacité des organismes vivants de récupérer quand ils sont sollicités par des forces qui les éloignent de leur état " normal ". Leur forme et leur structure est pratiquement indépendante du contexte historique. Nous allons appeler cette facilité de récupération, la résilience du système. Quand un même attracteur peut être engendré d'une myriade de façons, il y a une myriade de trajectoires (ou d'histoires) qui mènent à cet attracteur. S'il est déplacé de l'équilibre par une perturbation quelconque, il y a de grandes chances qu'il se retrouve sur une trajectoire qui revient au même attracteur et il peut " récupérer " rapidement. Un système avec un vaste bassin d'attraction est généralement plus stable qu'un attracteur qui n'a qu'un petit bassin d'attraction.


Le principe des classes hétérogènes

À chaque étape de complexification, à mesure que l'on va d'une multiplicité de conditions initiales (de grands bassins d'attraction) à une plus grande variété de formes (attracteurs), on arrive à un point où il est possible de saisir le sens du concept d'individualité. Au niveau de la physique, nous avons un nombre astronomique de particules identiques réparties dans un petit nombre de familles. On parle alors de classes homogènes (dont les éléments sont identiques et indiscernables) de quarks, d'électrons, de neutrons, de protons. À un niveau de complexité plus élevée, comme en chimie, on arrive à une plus grande diversité de classes homogènes. On retrouve un plus grand nombre d'espèces chimiques et des effectifs de population plus limités dans les classes homogènes. Au niveau biologique, la diversité devient tellement grande que les organismes deviennent uniques : ils ont acquis l'individualité. À ce niveau, les classes homogènes sont toutes vides, à l'exception d'un petit nombre qui ne contiennent qu'un seul individu. Ceci vient du fait que le nombre de classes homogènes potentielles distinctes devient infiniment plus grand que le nombre de particules dans tout l'univers. Comme une faible partie des particules disponibles dans notre système solaire entrent effectivement dans la composition des organismes vivants, chacun se distingue de tous les autres sur un très grand nombre de points. En remontant la hiérarchie des niveaux de complexité, on voit des agents de plus en plus organisés et diversifiés. Sur un grand ensemble de classes homogènes où chacune a une probabilité égale d'être occupée, un tout petit nombre est effectivement occupé par un organisme. La description de ces organismes nous oblige à introduire une nouvelle sorte de classification. On les range par espèces. À l'intérieur d'une même espèce, ces classes deviennent de plus en plus hétérogènes (dont les éléments sont tous différents). Ce qui est fort remarquable et ignoré de la majorité des gens, c'est l'étendue du degré de variabilité (d'hétérogénéité) des membres d'une même espèce, c'est-à-dire leur degré d'individualité.

La conséquence du changement du type de classe, allant de la physique (classes homogènes) à la biologie (classes hétérogènes), se traduit par la nécessité de changer de type de logique. La logique de la causalité stricte, qui fonctionne en physique, exige une dynamique essentiellement probabiliste capable de faire des prédictions sur les moyennes des propriétés observées sur un grand nombre de systèmes identiques. Les lois de la physique restent identiques et valides sauf que les conditions nécessaires à leur applicabilité (homogénéité) n'existent pas quand il s'agit de classes hétérogènes. La nouvelle logique ne viole pas les lois de la mécanique quantique. Elle s'applique à des circonstances nouvelles. Il y a un élément d'irréversibilité et une perte de mémoire d'une semence à l'attracteur qui affaiblit le principe de causalité : " L'observation d'un effet ne nous permet pas toujours d'en inférer une cause unique ". La notion de régularité en biologie des systèmes adaptifs remplace celle de lois en physique. Les régularités observées en biologie sont décrites en terme de règles.

J'introduis ici le premier grand principe de la complexité : le principe des classes hétérogènes. La biologie s'intéresse aux régularités qui se présentent dans des classes essentiellement hétérogènes. Ce renversement d'une indiscernabilité des particules vers une individualité des organismes a un effet profond sur la dynamique appropriée à chaque niveau. Il nous fait passer de la mécanique quantique à la dynamique des systèmes complexes adaptifs de la biologie. Les équations du mouvement de la physique classique sont invariantes sous un changement du sens du mouvement; elles décrivent un monde déterministe et réversible. La réversibilité vient du fait que chaque particule possède une position et une vitesse et que le changement du sens du mouvement peut être compensé par un changement du sens de toutes les vitesses. Le mouvement inversé et le mouvement direct ont la même probabilité d'être trouvé dans la nature. C'est pourquoi la mécanique classique fonctionne en physique. Il n'en est pas de même en biologie puisque seul un petit nombre des mouvements potentiels existent effectivement dans la nature. Le mouvement inversé a donc toujours une probabilité nulle. La mécanique classique décrit un monde vu de l'extérieur, réversible et intemporel. Mais, la mécanique classique est essentiellement de nature statistique puisqu'elle peut se déduire de la mécanique quantique. La mécanique quantique ne peut, en effet, que donner la probabilité pour que le résultat de la mesure d'un paramètre observable ait une valeur particulière. Par conséquent, la description probabiliste que fournit la mécanique classique n'implique pas un monde déterministe. En biologie, tous les mouvements sont irréversibles et présentent un caractère historique.

La mémoire holistique

Dans le schéma classique, l'ordre était associé à la présence d'une réplication homogène (copie), comme un motif qui se répète de façon déterministe. La stabilité des organismes était expliquée par la stabilité des composés chimiques. L'information sousjacente au développement des organismes était sensée exister dans une espèce de mémoire génétique, c'est-à-dire en préformation ou sous forme de cause efficiente. Ce genre d'analyse s'est avéré d'une utilité limitée dans sa capacité de tout expliquer. Les principes d'organisation des théories de la complexité ne viennent pas remplacer ce type d'explication, mais viennent plutôt l'enrichir d'un pôle nouveau capable d'expliquer de nouvelles réalités : le développement des systèmes adaptifs.

Dans le contexte des organismes capables de se reproduire, Walter Elsasser parle de reproduction hétérogène quand seulement une partie de l'information nécessaire pour reconstruire l'organisme est présente dans les gènes. Dans ces cas, des régularités sont observées dans les processus de développement et l'information génétique est stabilisée par sa consistance en présence des mécanismes cellulaires. La stabilisation du processus de reproduction ou de développement exige la présence non seulement du message génétique ayant un support physique moléculaire dans l'ADN, mais aussi de tout le mécanisme moléculaire de la cellule. Parce qu'il existe deux processus qui coopèrent dans le maintien de l'intégrité de l'information, il en résulte une stabilisation dynamique. Cette stabilisation est le principe d'organisation qui fait que la loi de la dégradation de l'information de Shannon ne s'applique pas. Non seulement l'intégrité est maintenue, mais les erreurs ou mutation permettent aux organismes d'explorer de nouveaux bassins d'attraction créant ainsi de la nouveauté. Si la mutation a pour effet de modifier certaines concentrations (reliées à des paramètre d'ordre) qui affectent les premiers stades du développement de l'organisme, il en résultera deux espèces. Si toute l'information nécessaire au développement d'un organisme était contenue dans les gènes, nous serions en sérieuses difficultés car les erreurs auraient des conséquences beaucoup plus sérieuses et les organismes devraient se détériorer continuellement.

Dans le prochain numéro, nous verrons les trois autres grands principes de la complexité : le principe hologrammatique, le principe de l'organisation par la mémoire holistique et le principe de la complémentarité généralisée.


CETTE PROPOSITION A X LETTRES

Sans le X inconnu, il y a 24 lettres. Commencez l'itération avec X = UN. On compte un total de vingtsix lettres. La deuxième itération, avec X = VINGTSIX, donne un total de 32 lettres. X = TRENTEDEUX donne 34 lettres. Les quatre valeurs de X obtenues aux 4 itérations suivantes sont 36, 33 ,35 et 34. On entre alors dans un cycle de quatre qui va se répéter indéfiniment. Ce cycle de quatre est un attracteur stable périodique correspondant à la valeur initiale de X = UN. Le même cycle de quatre est obtenu avec les semences DEUX et TROIS. Cependant le résultat final change avec la semence QUATRE. Elle mène à l'attracteur stable stationnaire 30. Toutes les autres semences mènent à l'attracteur de cycle quatre, à l'exception de TREIZE, QUINZE, TRENTE et CENT UN qui, avec QUATRE, forment le bassin d'attraction de 30. Le complément de ce petit bassin d'attraction, c'estàdire le bassin d'attraction de la solution périodique (le cycle 36, 33, 35, 34) est infini et n'est pas consistant. Cet attracteur est paradoxal.

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Monsieur Marcel Banville, professeur retraité du Département de physique de l'Université de Sherbrooke, écrit présentement un livre sur le chaos et la complexité. De plus, il collabore avec un groupe de recherche sur le génome humain. Le texte " Les quatre grands principes de la complexité " est tiré de son livre (Le langage de la complexité pour les débutants) qui devrait être disponible à l'automne 1995.

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