L'Attracteur     No. 11    Hiver 2001 LA REVUE DE PHYSIQUE

ISSN 1207-0203

La supraconductivité à Sherbrooke

M. Marcel Aubin

L'un des premiers câbles produit par Pirelli Depuis la découverte des supraconducteurs à haute température, il y a presque 15 ans, M. Marcel Aubin passa graduellement de l'étude des semiconducteurs à celle des supraconducteurs. Dernièrement, il a travaillé sur un projet pour Hydro-Québec qui consistait à étudier l'effet du courant alternatif passant dans un supraconducteur de deuxième type (à haute température). Comme nous le savons déjà, un courant continu circulant dans un supraconducteur n'occasionne aucune perte d'énergie. Cependant, chez les supraconducteurs de deuxième type, un courant alternatif provoque la migration des vortex, ce qui entraîne une dissipation d'énergie. Le courant n'est donc plus persistant, car il y a maintenant une certaine résistance. Le travail de M. Aubin devait aboutir à concevoir et à réaliser une technologie pour mesurer cette chaleur dissipée dans un ruban supraconducteur. Pour fabriquer ce type de ruban, on insère une poudre supraconductrice dans un tube d'argent creux, puis on aplatit le tout sous forme de ruban. La mesure de la puissance dissipée ne s'effectue pas de la même façon sur un supraconducteur que sur un matériau ordinaire, puisque la tension mesurée contient une énorme contribution inductive, c'est-à-dire que la majeure partie de la tension mesurée ne contribue pas à la puissance dissipée. La technologie développée par M. Aubin utilise donc deux rubans, l'un en cuivre et l'autre fabriqué avec un supraconducteur, qu'on place parallèlement, à la même distance d'un thermomètre. On fait alors passer un courant continu dans le ruban de cuivre et on note la différence de température résultante. On connaît donc la puissance dissipée causant une telle augmentation de température. Ensuite, on fait passer un courant alternatif dans le ruban supraconducteur et on augmente l'intensité jusqu'à ce que l'augmentation de température soit la même que pour le premier ruban. Ainsi, on connaît l'intensité nécessaire à une telle perte de puissance. Une analyse des composantes Fourier des données augmente la sensibilité de la technique. Pour une étude calorimétrique plus complète des pertes alternatives dans un supraconducteur, on peut faire varier plusieurs paramètres à tour de rôle. M. Aubin a même découvert qu'en superposant un courant continu au courant alternatif, on peut diminuer les pertes.

Coupe 
du câble supraconducteur qui sera utilisé à Détroit.  Remarquons en haut, 
les multiples rubans supraconducteurs autour d'un cylindre creux où baignera 
l'azote liquide.

Toutes ces manipulations ont été faites dans le but d'améliorer les rubans supraconducteurs qui alimenteront sûrement un jour les grands centres-villes. Présentement, certains projets sont en route, notamment à Détroit, où l'installation de trois câbles supraconducteurs en remplacement de neuf câbles de cuivre sur une longueur de 120 m est prévue pour l'an 2001. Chaque câble supraconducteur est composé d’un grand nombre de rubans et peut transporter un courant de 2400 A. En fait, on remplacera 8400 kg de cuivre par 110 kg de câble supraconducteur. Présentement, lorsque les câbles conventionnels se retrouvant sous les routes des grandes villes ne peuvent plus transporter assez de courant, on les enlève, on creuse un plus gros trou et on met un plus gros câble. Ces manipulations sont très coûteuses. Les câbles supraconducteurs présentent un avantage, puisqu'ils transportent plus de courant que ceux déjà enfouis tout en occupant légèrement moins d'espace. On réduit ainsi la durée, la complexité et le coût des manipulations nécessaires au changement d'un câble. Cependant, le système de réfrigération de ces câbles reste un désavantage à leur implantation sur le marché.

De plus, notons que M. Aubin a réalisé le montage d'un système de lévitation magnétique composé de 19 pastilles supraconductrices pour une exposition ayant lieu depuis juin 2000 à la Cité de l'Énergie, à Shawinigan (http://www.citedelenergie.com/). En opération, ce système permet de faire léviter une brique! Un projet, non encore conclu, verrait M. Aubin concevoir un autre système de lévitation pour la Cité de l'Énergie, capable de soutenir une personne! C'est la preuve que le spectaculaire réussit toujours à capter l'attention du public...




MM. Mario Poirier et Serge Jandl

Tous deux expérimentateurs, MM. Poirier et Jandl étudient la supraconductivité et le magnétisme dans les systèmes fortement corrélés, c'est-à-dire dans les matériaux où il y a de fortes interactions entre les électrons. Pour ce faire, ils utilisent des supraconducteurs organiques, soit des matériaux formés en majorité de molécules organiques (carbone, hydrogène, oxygène et azote).

L'intérêt des organiques provient du fait qu'ils agissent de façon similaire aux supraconducteurs à haute température critique et, de surcroît, l'étude de leur transition entre la phase supraconductrice et la phase normale en est facilitée par rapport à ces derniers. En effet, lorsqu'on place un supraconducteur dans un champ magnétique, l'induction de courant produite dans le supraconducteur contre exactement le champ magnétique extérieur. Un champ magnétique trop élevé produit un courant induit supérieur au courant critique et le matériau quitte l'état supraconducteur pour devenir normal. Chez les supraconducteurs à haute température, le champ magnétique critique est extrêmement élevé et difficile à reproduire en laboratoire. Par contre, celui nécessaire à la transition de phase d'un supraconducteur organique est plus raisonnable. Ainsi, on peut étudier aisément la transition de phase d'un supraconducteur organique et appliquer l'analyse qu'on en fait aux supraconducteurs à haute température critique.

Notons que MM. Poirier et Jandl travaillent en collaboration sur les mêmes matériaux, mais avec des techniques différentes. Cela leur permet d'accumuler le plus d'informations possibles sur ces matériaux, chose primordiale en physique fondamentale, pour l'élaboration de théories.

Photographie d'une pièce 
maîtresse du montage expérimental du professeur Poirier (voir ci-bas).  Pour sa part, M. Poirier utilise principalement les techniques hyperfréquences et ultrasonores. La première le renseigne sur les propriétés électroniques et magnétiques de certains matériaux. L'analyse de l'absorption des ondes d'hyperfréquence émises sur ces matériaux permet d'obtenir de l'information sur les interactions entre les électrons et sur les transitions de phase des matériaux. Pour une compréhension plus complète des phénomènes en cause, on varie la température et le champ magnétique appliqué.

La seconde technique expérimentale à laquelle M. Poirier a recours est basée sur les ondes ultrasonores et permet l'étude des propriétés élastiques des matériaux. Celles-ci sont déterminées par les forces interatomiques du composé. L'examen de la vitesse de propagation et de l'absorption permet d'en apprendre plus sur le matériau. M. Poirier travaille surtout avec des matériaux quasi bidimensionnels, c'est-à-dire des matériaux dans lesquels les électrons sont beaucoup plus mobiles dans deux directions que dans la troisième. Ce sont donc la pression appliquée sur le matériau, sa température et le champ magnétique extérieur qui servent de variables expérimentales.

De son côté, M. Jandl et son groupe utilisent la spectroscopie Raman et l'interférométrie infrarouge qui permettent d’étudier les niveaux d’énergie des différentes excitations électroniques et photoniques (associées au réseau) dans les supraconducteurs. Ces excitations permettent de retracer dans ces matériaux l’évolution des interactions électrostatiques et magnétiques en fonction de la température, des champs magnétiques externes et des différentes conditions de dopage.

Ces diverses techniques, utilisant des principes complètement différents, fournissent à MM. Poirier et Jandl les moyens de mettre en évidence un certain nombre de propriétés des supraconducteurs organiques, entre autres, et de les comparer avec différents modèles théoriques. Ces théories peuvent ensuite être comparées à celles se rapportant aux supraconducteurs à haute température critique. Cependant, bien que les composés organiques aient des avantages par rapport aux supraconducteurs à haute température, ces échantillons sont petits et fragiles. Toutefois, il ne faudrait pas croire que cela constitue un obstacle à leur utilisation, mais simplement que celle-ci représente un certain défi en soit!

La photographie ci-haut à gauche, montre une pièce maîtresse du montage expérimental du professeur Poirier. Il s'agit d'une cavité hyperfréquence (micro-onde) résonnante (analogue à un mini-four). Plongée dans un cryostat à température variable, elle permet de mesurer l'absorption de l'énergie dans les supraconducteurs.

M. André-Marie Tremblay

Pour sa part, M. André-Marie Tremblay n'est pas un expérimentateur, mais bien un théoricien. Il travaille donc à résoudre et comprendre des modèles théoriques plutôt qu'à obtenir des résultats expérimentaux permettant l'élaboration de ces modèles. Présentement, il se penche surtout sur le problème des électrons fortement corrélés.

Schéma d'un réseau cristallin sur lequel est 
représenté le déplacement, d'un atome à l'autre, des électrons du dernier niveau. Ce domaine est né du désir de comprendre toute une classe de matériaux pour lesquels on ne trouve pas d’explication à partir des modèles théoriques élaborés pour les métaux et les semiconducteurs. Les supraconducteurs à haute température sont un exemple de ce type de matériaux inexpliqués. On schématise le réseau cristallin d'un grand nombre de matériaux comme un assemblage régulier d'atomes dont seuls les électrons du dernier niveau d'énergie occupé ont la possibilité de se mouvoir d'un atome à l'autre (d'un site à l'autre). Ainsi, un site est : soit vide (aucun électron sur sa dernière couche); soit occupé par un électron de spin haut; soit occupé par un électron de spin bas; soit occupé par deux électrons (spin haut et spin bas). Chaque site a donc une possibilité de quatre états différents à adopter. Un réseau à N atomes possède la faculté d’être dans 4N états différents.

Selon le type de matériau analysé, l'énergie nécessaire pour que deux électrons cohabitent sur le même site varie. Dans les métaux ou les semiconducteurs ordinaires, cette énergie est considérée faible. Dans les supraconducteurs à haute température, cette énergie équivaut ou surpasse l'énergie cinétique typique des électrons. Dans ce cas, on a affaire à des électrons fortement corrélés.

Deux méthodes d'analyse sont mises à profit par M. Tremblay lors de ses travaux. Une d'elles, la méthode Monte Carlo quantique, basée en partie sur la théorie des probabilités, est une méthode numérique. Sa précision peut être arbitrairement grande, dépendant du temps d'ordinateur investi dans le calcul. Cependant, l'étude de réseaux de taille infinie (1023) s'avère impossible (4N devient un nombre énorme pour un nombre d'atomes N relativement petit). L'autre méthode, quant à elle, est basée sur des approximations et possède un double avantage. Elle permet d'analyser des réseaux de taille infinie et, étant une méthode analytique, elle permet en plus de développer des images physiques pour expliquer les résultats obtenus. La combinaison des points forts de ces deux méthodes permet une étude rigoureuse et détaillée des comportements des matériaux.

Diagramme de phase typique 
d'un supraconducteur à haute température critique.  En abscisse, le dopage, en ordonnée, la température. Pour illustrer un phénomène bizarre que les interactions peuvent créer, considérons le diagramme de phase ci-joint. L'axe vertical représente la température, l'axe horizontal le dopage, c'est-à-dire, en gros, le nombre d'électrons de conduction par atome. Dans la région au-dessus de l'état supraconducteur et de l'état antiferromagnétique, les mesures expérimentales indiquent la présence d'une série de phénomènes anormaux qu'on attribue à un « pseudogap ». Qu'est-ce qu'un pseudogap et quelle peut en être l'origine? Une des possibilités, explorée par l'équipe de M. Tremblay, vient de l'interaction entre les électrons et les fluctuations antiferromagnétiques ou supraconductrices. L'effet ne se produit qu'à deux dimensions, c'est-à-dire pour des matériaux faits d'empilements de couches, comme c'est le cas pour les supraconducteurs à haute température ou pour les supraconducteurs organiques, un autre type de matériaux étudié à Sherbrooke et dans plusieurs laboratoires dans le monde.

Pseudogap : représentation, en fonction de l'énergie, 
de la probabilité que possède un électron, ayant une quantité de mouvement fixée, d'avoir cette énergie. Décrivons tout d'abord comment les électrons se comportent dans le cas de matériaux conventionnels. La probabilité (A), qu'un électron avec une quantité de mouvement donnée, ait une certaine énergie est représentée par une fonction piquée autour d'une énergie E0. La largeur de ce pic, pour les interactions faibles, vient de l'incertitude sur la quantité de mouvement introduite par les collisions entre les électrons. Lorsque les interactions sont suffisamment intenses pour créer de fortes fluctuations antiferromagnétiques ou supraconductrices, l'électron semble plutôt se diviser en deux! En d'autres mots, au lieu d'un seul pic, la courbe est représentée par deux pics centrés autour de E1 et de E2. On a maintenant un « pseudogap » (un minimum plutôt qu'un maximum) autour de l'énergie E0. L'analyse rigoureuse de la situation, avec l'aide des deux méthodes précédemment énumérées, a permis de montrer que ce phénomène, apparaissant dans les simulations de petits systèmes, subsiste dans la limite des grands systèmes. Les excitations élémentaires dans ce cas ne sont plus des « électrons » mais plutôt des précurseurs de l'état antiferromagnétique ou de l'état supraconducteur.

Les travaux récents de M. Tremblay dans ce domaine ont été réalisés en collaboration avec plusieurs étudiants et stagiaires postdoctoraux. On compte parmi eux : Steve Allen et François Lemay qui ont obtenu leur doctorat au mois d'août 2000; Stéphane Lessard et Sébastien Roy, à la maîtrise; Jean-Sébastien Landry, stagiaire coopératif; Bumsoo Kyung, stagiaire postdoctoral d'origine coréenne; Yury Vilk stagiaire postdoctoral d'origine ukrainienne. Enfin, le professeur Tremblay co-supervise, avec le professeur Lacelle du Département de chimie, un étudiant au doctorat, Alexandre Blais. Celui-ci travaille sur un sujet assez différent, l'ordinateur quantique (voir L'Attracteur, No. 8, automne 1999). En théorie, cet ordinateur serait beaucoup plus puissant qu'un ordinateur conventionnel. Les supraconducteurs à haute température, dans ce contexte, sont étudiés pour leur potentiel comme matériau de base pour la fabrication de dispositifs quantiques. En tant que matériaux, ils pourront peut-être jouer pour ces ordinateurs le même rôle que les semiconducteurs dans les ordinateurs conventionnels.

Indiquons que M. Tremblay reviendra, fin janvier, d'un séjour de cinq mois en Californie, à l'Institut de Physique Théorique. Pendant ce voyage, il se sera entretenu avec d'autres physiciens, aura assisté et donné des conférences, etc.

Finalement, mentionnons que M. Tremblay est le premier chercheur de l'Université de Sherbrooke à obtenir une chaire de recherche du XXIe siècle du gouvernement fédéral. Toutes nos félicitations, M. Tremblay!

Marie-Christine Gosselin j



  • Les ultrasons sont des ondes dont la fréquence est trop élevée pour qu'ils soient captés par l'oreille humaine.

  • Les phonons sont aux vibrations cristallines, ce que les photons sont à la lumière, un quantum d’énergie.


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